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PETR TCHAÏKOVSKI ET LES PROBLEMES DU CHANT D’…

PETR TCHAÏKOVSKI ET LES PROBLEMES DU CHANT D’EGLISE AUJOURD’HUI

Exposé du métropolite Hilarion de Volokolamsk au premier Rassemblement des chefs de chœur (1er décembre 2016, Moscou, Salle des conciles de l’église du Christ Sauveur).

Sainteté, Éminences, Excellences, chers pères, frères et sœurs, participants de ce rassemblement, le premier de l’histoire récente de notre Église.

J’ai ici le premier tome de la cinquième série des Œuvres complètes de Petr Ilitch Tchaïkovski, qui contient la partition de sa « Liturgie de saint Jean Chrysostome » pour chœur mixte à quatre voix. J’ai le bonheur d’avoir été le rédacteur de ce tome. En préparant l’édition, j’ai bénéficié d’une occasion unique, celle de prendre connaissance du manuscrit de la « Liturgie » de Tchaïkovski, de le comparer aux éditions faites de son vivant, et aux éditions suivantes. En même temps, j’ai étudié le patrimoine épistolaire du grand compositeur. Ce qu’il écrit de la musique sacrée a conservé toute son actualité.

Tchaïkovski s’est intéressé à la musique sacrée comme genre musical à une époque où il était déjà célèbre, non seulement en Russie, mais en Europe, comme auteur de quatre symphonies, de cinq opéras, de concertos pour instruments solo, de trois quatuors, de plusieurs recueils de romances et de pièces pour piano, de chorals composés sur des textes profanes. En neuf ans, de 1878 à 1887, il compose la « Liturgie », les « Vigiles nocturnes », un cycle de neuf pièces de musique religieuse et le choral « L’ange s’exclama ». Durant toutes ces années, Tchaïkovski est en recherche spirituelle. Ses lettres et ses carnets intimes abondent en réflexions sur le sens de la vie, sur Dieu.

Tchaïkovski et la religion

Tchaïkovski grandit dans un climat orthodoxe. La lignée de sa mère avait compté plusieurs prêtres. Son parrain, qui lui enseigna aussi le catéchisme et le russe, était le pédagogue et ethnographe Vassili Blinov, archiprêtre de la cathédrale de l’Annonciation de Kamsko-Votkinsk.

Tchaïkovski acquit l’expérience du chant liturgique et certaines connaissances de l’ordo à la chapelle de l’École impériale de droit. Durant ses neuf années d’études, Tchaïkovski chanta dans la chorale de l’École, sous la direction du grand chef de chœur et compositeur, Gabriel Lomakine.

Des années plus tard, Tchaïkovski décrivit ainsi cette période de sa vie dans une lettre à la baronne N. von Meck, datée des 24-25 novembre 1879, à propos de la fête de sainte Catherine : « … J’ai gardé de ce jour le souvenir de la fête à l’École ! Je ne sais pas ce qu’il en est maintenant, mais de mon temps, pour la Sainte-Catherine, le métropolite venait célébrer la liturgie [1]. Nous commencions à nous préparer à cette solennité dès le début de l’année scolaire. De mon temps, il y avait de bons chantres. Jeune garçon, j’étais un excellent soprano, et, pendant plusieurs années de suite, j’ai tenu la première voix dans le trio chanté par trois garçons dans le sanctuaire, pendant les offices pontificaux, au début et à la fin de l’office. La liturgie, en particulier l’office épiscopal, produisait alors sur moi… une profonde impression poétique. Et de fait, si l’on suit attentivement l’office, on ne peut ne pas être touché et frappé de cette merveilleuse cérémonie religieuse. Comme j’étais fier, alors, de participer à l’office par mon chant ! Comme j’étais heureux, lorsque le métropolite nous remerciait de nos chants et nous bénissait ! Ensuite, on nous plaçait généralement à la table du métropolite et du prince Oldenbourg. Après quoi, on nous laissait rentrer chez nous : quel délice de rentrer chez soi et de raconter fièrement aux gens de la maison nos exploits de chantres, et de se prévaloir de l’attention bienveillante du métropolite ! Nous gardions toute l’année le souvenir de cette merveilleuse journée et souhaitions qu’elle revienne au plus vite. »

L’un des enseignants favoris de Tchaïkovski à l’École de droit était Mikhaïl Bogoslovski, écrivain spirituel, professeur à l’Académie de théologie de Saint-Pétersbourg, plus tard protopresbytre de la cathédrale de la Dormition de Moscou. Tchaïkovski le rencontra à plusieurs reprises, il achetait ses œuvres qu’il conservait ensuite dans sa bibliothèque personnelle.

Durant toute sa vie, Tchaïkvoski conserva le profond sentiment religieux dont il s’était imprégné dans son enfance et dans sa jeunesse. Dans une lettre à N. von Meck du 16 mars 1881, le compositeur réfléchit : « O, si les hommes pouvaient être des chrétiens non seulement de forme, mais selon l’essence, s’ils étaient tous pénétrés des simples vérités de la morale chrétienne, qui contiennent toute la vérité de la vie ! Hélas, cela ne sera jamais, car adviendrait alors le royaume du bien éternel et parfait, alors que nous sommes imparfaits par l’organisation de notre nature, et la notion de bien n’est concevable que dans le sens d’envers du mal… Avons-nous le droit de répondre au mal par le mal ? Non ! Nous ne pouvons que répéter avec le Christ : « Seigneur, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! »

Il explique ensuite l’importance de la foi religieuse dans sa vie : « Dans ma tête, tout est sombre. Et il ne peut en être autrement avec ces questions insolubles pour un esprit faible, comme la mort, le but et le sens de la fin, y a-t-il ou non une vie après la mort ; par contre, la lumière de la foi, pénètre de plus en plus dans mon âme. Oui, cher ami, je sens que je me tourne de plus en plus vers cet unique rempart contre tous nos malheurs. Je sens que je commence à être capable d’aimer Dieu, ce à quoi je n’étais pas apte avant. Je doute encore, je tente encore parfois d’expliquer l’inexplicable à l’aide de ma faible et pauvre intelligence, mais la voix de la vérité divine me parvient de plus en plus forte. Je trouve déjà souvent un plaisir inexplicable à m’incliner devant la sagesse impénétrable, mais indubitable, à mon avis, de Dieu. Je Le prie souvent en pleurant (où est-Il, qui est-Il ? Je ne sais pas, mais je sais qu’Il existe). Et je Lui demande de me donner l’humilité et l’amour, je Le prie de me pardonner et de me faire entendre raison. Surtout, je répète avec délice : Seigneur, que Ta volonté soit faite, car je sais que Sa volonté est sainte. »

Dans la même lettre, Tchaïkovski reconnaît qu’il discerne dans sa vie la main de Dieu, lui indiquant la voie et le gardant des dangers : « Pourquoi la volonté supérieure tient-elle à me protéger moi, je ne sais pas. Je veux être humble et ne pas me considérer comme un élu, car Dieu aime également toutes Ses créatures. Je sais seulement que Dieu me garde, et je verse souvent des larmes de reconnaissance pour toutes Ses miséricordes infinies. Mais cela ne suffit pas. Je veux m’habituer à penser que si des malheurs m’atteignent, ils doivent servir à mon bien. Je veux aimer Dieu toujours : lorsqu’Il m’envoie le bonheur, et lorsque vient le temps des épreuves. Car il doit bien exister quelque part, ce royaume du bonheur éternel, auquel nous aspirons vainement sur la terre. Viendra l’heure où toutes les questions auxquelles ne peut répondre notre intelligence seront résolues. Nous comprendrons alors pourquoi Dieu trouve nécessaire de nous envoyer des épreuves. Je veux croire qu’il y a une vie à venir. »

En 1884, période de quête morale, Tchaïkovski, cherchant des réponses aux « fatales questions de l’être », écrit à M. A. Balakirev : « … Comme j’aimerais que cette illumination qui est intervenue dans votre âme descende aussi sur moi... Plus que jamais, j’ai soif de trouver quiétude et appui en Christ. Je vais prier pour que la foi en Lui s’affermisse en moi. »

La même année, Tchaïkovski prend connaissance de deux ouvrages de Léon Tolstoï, Confession et Quelle est ma foi ?. En 1884, il avoue, dans une lettre à N. F. von Meck : « Avez-vous lu, cher ami, la « Confession » du comte Léon Tolstoï ? … Elle m’a fait une impression d’autant plus forte, que je connais bien les tourments du doute et de la tragique perplexité par lesquels est passé Tolstoï, et qu’il décrit si bien dans sa « Confession ». » Cependant, quoique séduit par les idées de Tolstoï, Tchaïkovski n’a jamais été adepte du « Tolstoïsme ». Jusqu’à la fin de ses jours, il s’est considéré comme chrétien orthodoxe.

Tchaïkovski se référait constamment à la Bible. En plein travail sur l’opéra « L’Enchanteresse », il écrit le 22 février 1886 dans son journal : « Quel abîme infiniment profond sépare l’Ancien du Nouveau Testament. Je lis les psaumes de David, et je ne comprends pas, d’une part, pourquoi ils sont si hautement estimés d’un point de vue artistique, d’autre part, quel rapport peuvent-ils avoir avec l’Évangile. David est un homme de ce monde. Il sépare le genre humain en deux parties inégales : les impies d’un côté (l’écrasante majorité), et les juste de l’autre, à la tête desquels il se place lui-même. Dans chaque psaume, il appelle l’ire divine sur les impies et la récompense pour les justes. Mais châtiment et récompenses sont terrestres : les pécheurs seront éradiqués, les justes profiteront de tous les biens terrestres. Comme cela ressemble peu au Christ, qui priait pour ses ennemis, qui ne promettait pas à ses proches les biens terrestres, mais le royaume céleste. Quelle infinie poésie, quel amour, touchant jusqu’aux larmes, et quelle compassion envers les hommes dans ces paroles : « Venez à moi vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai ! » Tous les psaumes de David ne sont rien comparés à ces simples paroles. »

Six mois plus tard, le compositeur, relisant la Bible, souligne dans l’Évangile selon saint Mathieu le verset : « Jésus dit alors : « Laissez les petits enfants et ne les empêchez pas de venir à moi ; car c’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume des cieux » (Mt 19, 14). Il note en marge : « Le venez à moi vous tous qui peinez … » etc m’émeut plus que tout dans l’Évangile.

Tchaïkovski ne se contentait pas de lire la Bible. A en juger par les multiples dates et notes inscrites dans le livre après chaque lecture, il la « travaillait » de façon systématique. Son exemplaire de travail de l’Écriture sainte comporte 75 dates : la première remonte au 11 septembre 1885 ; la dernière se rapporte au 3 février 1892.

Le sentiment religieux de Tchaïkovski était sincère et chaleureux. A la différence de nombreux artistes de son temps, il n’était pas simplement croyant : il était pratiquant, allait à l’église dans différentes villes de Russie, d’Europe, fréquentant même des paroisses de campagne. Il fut toujours été attiré par l’office orthodoxe, sa profonde poésie intérieure et sa beauté. Dans une lettre à N. von Meck, datée du 23 novembre 1877, Tchaïkovski avoue : « Je perçois l’église tout à fait autrement que vous. Elle a conservé pour moi beaucoup de son charme poétique. J’assiste très souvent à la liturgie. La Liturgie de Jean Chrysostome est, à mon avis, l’une des plus grandes œuvres artistiques qui soient… J’aime aussi beaucoup les vigiles. M’en aller le samedi dans quelque petite église ancienne, me tenir dans la pénombre emplie de l’odeur de l’encens ; plonger en moi-même et y chercher les réponses aux éternelles questions : à quoi bon, quand, où, pourquoi ; sortir de mes pensées lorsque le chœur chante « Depuis ma jeunesse, les passions me combattent » et me laisser aller à l’influence de l’attrayante poésie de ce psaume ; être soulevé d’un calme enthousiasme lorsque s’ouvrent les portes royales et que retentit : « Louez le Seigneur depuis les cieux ! ». J’aime énormément tout cela, voilà l’un de mes plus grands plaisirs ! »

Le 9 février 1878, quelques mois avant de commencer à travailler sur la Liturgie, il écrit à N. von Meck : « Je pense que mes sympathies pour l’orthodoxie, dont l’aspect théorique a depuis longtemps été soumis à une critique mortelle pour lui, dépend étroitement de mon amour inné pour tout ce qui est russe. »

Tchaïkovski fait souvent part à N. von Mekk des impressions que lui laisse la participation aux célébrations liturgiques. Le 12 juin 1878, il écrit : « Hier matin, j’étais au quartier du Podol, j’ai assisté à l’office pontifical au monastère et en ai retiré une impression extrêmement forte, aussi bien de l’église que du service lui-même, extraordinairement beau. En assistant à un office comme celui-là, on saisit l’immense puissance qu’exerce la religion sur le peuple. Elle remplace pour lui ce que nous trouvons dans l’art, dans la philosophie, dans la science. Elle permet aux pauvres gens de s’élever de temps à autre à la conscience de leur dignité humaine. »

Tchaïkovski admirait aussi les offices de la Laure des Grottes de Kiev où, selon lui, on chantait admirablement. Comparant la liturgie orthodoxe à la liturgie catholique, il accordait sa préférence à la première. Dans une lettre à N. von Meck, écrite à Rome le 13 décembre 1879, il écrivait : « C’est Noël, ici, aujourd’hui. Ce matin, nous sommes allées à la basilique Saint-Pierre et avons entendu la messe solennelle. Quelle majesté colossale a cette cathédrale ! Il y avait beaucoup de monde, mais par rapport aux dimensions énormes de cette magnifique église, la foule ressemblait à un misérable petit groupe en mouvement. Des messes basses étaient célébrées dans toutes les innombrables chapelles latérales, des prêtres portant les Dons, suivis d’une petite procession, passaient sans arrêt dans toutes les directions. Tout ceci était plein de mouvement, pittoresque, beau. Mais j’aime malgré tout mille fois plus notre liturgie orthodoxe, où tous ceux qui sont dans l’église voient et entendent la même chose, où toute la paroisse assiste à la liturgie, au lieu d’aller et venir d’un endroit à l’autre. C’est moins pittoresque, mais plus touchant et plus solennel ».

Tchaïkovski aimait particulièrement les offices monastiques, ainsi qu’assister aux célébrations à la cathédrale de la Dormition du Kremlin de Moscou et à l’église du Christ Sauveur. Dans une lettre à M. Tchaïkovski, il écrit le 12 avril 1884, pendant la Semaine sainte : « Suis allé à la préparation des saintes huiles, à la procession de l’épitaphion à la cathédrale de la Dormition, à la liturgie pascale au Sauveur, aux vêpres du premier jour de Pâques et à beaucoup d’autres offices au même endroit. J’en ai ressorti une impression de douce paix, de splendeur, de beauté… » Ce passage montre que Tchaïkovski a assisté à pratiquement tous les offices de la Semaine Sainte et de la Semaine radieuse, tous les jours, matin et soir.

 

Tchaïkovski et le chant d’église

En tant que compositeur de musique profane, Tchaïkovski percevait la musique sacrée avant tout d’un point de vue esthétique. L’état du chant religieux en Russie ne le satisfaisait pas : « Je reconnais que Bortnianski, Berezovski et d’autres ont quelques qualités, écrivait-il à N. von Meck, mais pourtant, comme leur musique est peu en harmonie avec le style byzantin de l’architecture et des icônes, avec la structure de l’office orthodoxe dans son ensemble ! » Dans une autre lettre, Tchaïkovski donne un avis encore plus tranché sur Bortnianski et les autres compositeurs de l’école italienne : « Votre question sur la musique religieuse russe touche un point sensible… La technique de Bortnianski est enfantine, routinière, mais c’est néanmoins le seul des compositeurs de musique sacrée qui en avait une. Tous ces Vedels, Dekhterevs, etc, aimait la musique à leur façon, mais ils étaient complétement ignorants et leur compositions ont fait tant de mal à la Russie que cent ans ne suffiront pas à en liquider les conséquences. Le style doucereux de Bortnianski résonne de la capitale aux villages de campagne et, hélas, il plaît au public. Il faudrait un messie qui détruirait d’un seul coup tout l’ancien et suivrait une nouvelle voie. Cette nouvelle voie, c’est le retour à l’antiquité blanchie et aux anciens motifs, dans une harmonisation adaptée. »

De nombreux compositeurs de musique religieuse de l’époque s’attachaient alors à harmoniser les mélodies anciennes, notamment le maître de Tchaïkovski, G. Lomakine, qui se battait pour faire « renaître l’antiquité originelle » dans le chant d’église. Tchaïkovski entretenaient des relations étroites avec d’autres grands connaisseurs et spécialistes du chant sacré russe de l’époque, notamment le prince V. Odoïevski, grand musicologue, et l’archiprêtre Dimitri Razoumovski, professeur au Conservatoire de Moscou.

Ce dernier inspira à Tchaïkovski d’écrire son « Manuel abrégé d’harmonie, adapté à la lecture des œuvres de musique sacrée en Russie ». Le manuscrit de l’auteur porte un titre un peu différent : « Manuel abrégé d’harmonie, à l’intention des professeurs de chant choral et des chefs de chœur par P. Tchaïkovski, professeur du Conservatoire de Moscou. » Dans ce manuel, le compositeur illustre les règles de l’harmonique par des exemples musicaux tirés d’œuvres de musique sacrée d’auteurs comme A. Lvov, D. Bortnianski et B. Galuppi.

En 1874, Tchaïkovski devient membre de la Société des amateurs d’art russe ancien, dont l’objet était de collecter et d’étudier le patrimoine artistique russe ancien, notamment la musique religieuse.

Une lettre de Tchaïkovski à l’évêque Michel (Louzine) d’Oumansk, datée du 22 septembre 1882[2] témoigne de son intérêt pour le chant religieux de son époque. La lettre fait suite à la visite du monastère de l’Épiphanie de Kiev : « Je ne vis pas à Kiev, écrit Tchaïkovski, mais j’y passe deux ou trois fois par an ; à chaque fois, je m’efforce d’être à Kiev le dimanche matin pour aller à la liturgie dans la matinée au monastère et assister à la liturgie que vous célébrez si bien, de façon si émouvante. Chaque fois, que j’y viens, je suis profondément frappé de l’indicible splendeur de l’office pontifical en général, et du vôtre en particulier. Chaque fois, cependant, ce sentiment de sainte effusion se refroidit peu à peu, et je finis par sortir de l’église sans attendre l’ouverture des portes royales après le verset de communion, déçu, troublé, indigné. »

Ensuite, le compositeur détaille les causes de son indignation et de sa déception. Le chant du chœur monacal, reconnaît-il, « agace, afflige, horrifie, même ». Après un discours sur l’histoire du chant d’église en Russie, soumis à des influences étrangères, Tchaïkovski avoue : « En tant que musicien et en tant qu’orthodoxe, je n’arrive jamais à être entièrement satisfait du chant des chorales de nos églises, si choisies soient les voix, si excellent soit le chef de chœur. Mais que faire ! On ne refait pas l’histoire, et je suis forcé de me faire au style qui s’est imposé dans la musique religieuse, et ce, au point de n’avoir pas répugné à accepter de préparer une nouvelle édition des œuvres de Bortnianski, ce talentueux coupable d’avoir imposé une fausse direction, bâtie sur un terrain étranger[3]. »

Enfin, le compositeur passe au thème central de sa lettre, la description du chant à l’office auquel il assista : « C’est le cœur serré que j’ai écouté dimanche dernier (26 septembre) ce triple « Kyrie eleison », bizarre, rappelant la mazurka, maniéré jusqu’à la nausée que le chœur monastique a chanté pendant la litanie instante. J’ai entendu le « Une offrande de paix » et la suite de l’office, jusqu’au « Nous te chantons », d’un auteur que je ne connais pas, avec une impatience grandissante. Le « Il est digne » m’a un peu consolé, car la construction du chant portait quelques traits de mélodie antique ; il a été en tous cas chanté sans affectation, avec simplicité, comme doit l’être le chant d’église. Lorsque les portes royales se sont fermées et que les chantres ont chanté rapidement, sur un accord, le « Louez Dieu depuis les cieux », comme se débarrassant du pesant fardeau de louer le Seigneur car ayant le devoir d’offrir au public une musique de concert, lorsqu’ils se sont mis, rassemblant leurs forces, à interpréter un concerto inepte et vulgaire, abondant en vocalises inconvenables dans une église, bâti sur un mode étranger, long, dépourvu de sens et hideux, j’ai ressenti une poussée d’indignation qui n’a fait qu’augmenter tout le temps que dura le chant. Tantôt un basse solo vociférait d’un rugissement sauvage, tantôt un soprano solitaire se mettait à piailler. On entendait un morceau extrait d’un quelconque trépak italien, ou encore retentissait un motif amoureux d’opéra, artificiellement doucereux dans l’harmonisation la plus grossière, la plus nue, la plus plate, à moins que le chœur ne se pâmât dans un pianissimo exagérément doux, avant de rugir ou de piailler à pleine gorge. Seigneur ! Et à quel moment se produit cette orgie musicale ? Juste au moment où se produit l’acte central de toute la cérémonie religieuse, lorsque Votre Éminence et ses concélébrants communient au corps et au sang du Christ… »

Comme on le voit, Tchaïkovski ne ménage pas les couleurs vives pour décrire ce qui l’indigna si fortement. Il termine ainsi sa lettre : « Lorsque je suis sorti de l’église, chassé de là par ces trucs musicaux adroitement interprétés par le chœur du monastère, qui offensaient mon ouïe et mon esprit, une foule de gens sortit en même temps que moi avec précipitation. D’après l’aspect extérieur, des gens instruits, appartenant à des milieux supérieurs. Mais ils ne sortaient pas pour les mêmes raisons que moi. D’après ce qu’ils disaient, j’ai compris que ces messieurs n’étaient pas venus à l’église pour y prier, mais pour se distraire. Ils étaient satisfaits du concert et louaient fort les chantres et le chef de chœur. Visiblement, ils étaient venus pour le concert, et, celui-ci une fois terminé, ils avaient eu envie de sortir. Ils sont le public, venu non pas prier, mais passer gaiement une demi-heure de temps… L’Église orthodoxe doit-elle vraiment servir à organiser les loisirs ces gens vides ? »

 

Les problèmes du chant d’église aujourd’hui

Pourquoi ai-je cru nécessaire de citer cette lettre, et de m’étendre de façon aussi détaillée sur l’opinion de Tchaïkovski sur la musique religieuse ? Parce que, malheureusement, les problèmes mis en évidence par Tchaïkovski ne sont toujours pas entièrement éliminés du chant d’église russe. De nos jours encore, dans certaines grandes paroisses urbaines où il y a des chœurs professionnels, on entend au moment de la communion du clergé des « concerts spirituels » alambiqués écrits à la manière italienne, distrayant les prêtres de la communion et les fidèles de la préparation à la communion. De nos jours encore, le répertoire des chorales comprend des œuvres que seul le texte rattache à l’Église, tandis qu’elles sont absolument profanes par la langue musicale.

Les problèmes désignés par Tchaïkovski ont une longue histoire. Comme on sait, durant des siècles, la liturgie de l’Église orthodoxe russe utilisait le chant neumatique, ou znamenny : une forme de chant monophonique, transcrit par des neumes. Aux XV – XVI siècles apparaissent de nouvelles formes de chant (poutevoï, demestvenny, puis grec, bulgare, kiévien). Mais l’on continuait de chanter à l’unisson.

L’apparition du chant « partessien » marque une nouvelle époque dans l’histoire du chant d’église russe. Il s’agit d’un chant polyphonique harmonisé, originaire du Sud-Est de la Russie à la fin du XVI siècle, différant radicalement des styles de chant de l’Ancienne Russie dans la mesure où il se développe sous l’influence de l’art musical de l’Europe occidentale. En même temps, son apparition doit beaucoup à la nécessité de lutter contre l’influence catholique : l’ornementation musicale de la liturgie était en effet l’un des moyens utilisé par les catholiques pour attirer les orthodoxes du Royaume de Pologne et de Lituanie dans leurs églises. Les compositions partessiennes ukrainiennes et biélorusses de l’époque se caractérisent par l’absence de lien mélodique avec les modes de chant traditionnels.

Les réformes de Pierre I, qui frappèrent l’ensemble de la culture russe, touchèrent aussi le chant d’église. Après Pierre, c’est la Chapelle impériale de Saint-Pétersbourg qui donne le ton. Le style italien s’introduit dans le chant d’église, et la direction de la chapelle est même confiée à des maîtres italiens, auteurs de musique profane, comme B. Galuppi et G. Sarti. Ces compositeurs associaient leurs fonctions de maître de chapelle à une activité débordante dans le domaine de la musique profane, écrivant et montant des opéras.

Le principal arbitre de la mode dans le domaine du chant religieux à la fin du XVIII et au début du XIX siècles, D. S. Bortnianski, fut l’élève de Galuppi. Il écrivit de multiples pièces profanes, toutes oubliées après sa mort. La musique sacrée de Bartnianski, au contraire, fut largement appréciée de son vivant, et le reste encore aujourd’hui.

L’une des particularités du chant « italien » dans les églises russes est le manque de correspondance entre la forme musicale et le sens de la liturgie. De nombreux compositeurs du XIX siècle ne pouvaient et ne cherchaient pas à pénétrer l’esprit de la liturgie orthodoxe ; leur musique n’a parfois absolument aucun rapport avec les paroles prononcées ou les rites accomplis. La liturgie était perçue par les compositeurs comme une série de numéros de concert, où un rythme rapide doit succéder à un rythme lent, où le forte suit le piano, ce qui permet d’obtenir la diversité exigée par les traditions de la musique profane. La notion de service divin comme mystère se développant en continu est ainsi totalement perdue.

La sécularisation du chant liturgique inquiétait profondément de nombreux grands hiérarques et ascètes russes, désireux de conserver l’esprit religieux du chant liturgique. De nombreux compositeurs professionnels avaient aussi conscience de la profonde dégradation intérieure de la tradition du chant d’église, résultat des influences occidentales. Tchaïkovski n’est pas le seul à s’être prononcé durement sur l’état du chant sacré.

En quoi le chant d’église doit-il se distinguer du chant profane ? A mon avis, c’est l’esprit de prière qui fait avant tout la différence. Le chant liturgique doit se distinguer par sa profondeur spirituelle et s’éloigner le plus possible des modèles de la musique de concert, de la musique profane encore trop souvent interprétés aujourd’hui dans nos églises. Le chant de la Liturgie ne doit pas distraire les fidèles de la participation spirituelle à la Sainte Cène du Seigneur, dont chaque liturgie est le renouvellement, mais, au contraire, aider le croyant à saisir l’esprit de l’office divin, à se préparer à la réception des Saints Mystères du Christ. Par ailleurs, le chant doit rendre compréhensibles et accessibles à l’esprit et au cœur du fidèles les textes liturgiques.

En tant que célébrant, je n’ai jamais été indifférent à la qualité de la musique interprétée dans l’église. En trente ans de célébration à l’Autel de Dieu, j’ai entendu bien des chorales différentes : des grandes et des petites, des chœurs de professionnels et des chorales d’amateurs, certaines se concentrant sur les mélodies ordinaires, d’autres s’orientant sur un répertoire de concert. J’ai été très rarement satisfait. La plupart du temps, le chant gênait la prière bien plus qu’il n’y contribuait, et pour se concentrer, il fallait s’abstraire du chant du chœur.

Tantôt les chorales chantent trop fort, si bien que le clergé doit crier pour se faire entendre, tantôt elles chantent trop vite, et le prêtre n’a pas le temps de lire les prières prévues à cet endroit. Parfois, au contraire, l’office est artificiellement prolongé par un chant trop lent. Il arrive que, pendant l’office, le sanctuaire mène sa vie, tandis que le chœur vit la sienne. Le rite se poursuit dans le sanctuaire, tandis que la chorale est occupée à autre chose : plutôt à un concert qu’à un office religieux.

Les chefs de chœur choisissent généralement des chants écrits par différents auteurs, à différentes époques, dans des styles différents. Tout cela sera interprété pendant la même liturgie, ce qui crée souvent une impression de dissonance entre l’organisation interne de l’office, et des morceaux n’ayant aucun lien entre elles, qui sont proposées à l’auditeur comme fond musical.

Bien plus, parmi la multitude de pièces musicales liturgique, écrites entre la fin du XVIII et le début du XIX siècle, il y a très peu de Liturgies en entier. Généralement, les compositeurs préféraient écrire différents morceaux, à partir desquels les chefs de chœur constituaient leur liturgie. En écrivant une Liturgie entière, Tchaïkovski s’est démarqué de la tradition de son époque. Il n’était pourtant mu que par le désir de rendre au chant de la Liturgie son intégrité, de la délivrer de « l’italianisation » dont se plaignaient ses contemporains, désireux de faire renaître dans le chant d’église russe « l’antiquité originelle ».

Les maîtres italiens, dont de nombreux compositeurs de musique sacrée russes du XIX siècle furent les imitateurs, ont introduit dans le chant d’église des éléments étrangers, comme la succession des rythmes lents et rapides, l’alternance du forte et du piano. Ces principes sont empruntés au concerto instrumental, mais n’ont rien à voir ni avec l’esprit, ni avec la lettre de la Divine liturgie.

Ainsi, par exemple, si le chant « Il est digne et juste » est souvent interprété doucement, sur un rythme lent, le « Saint, saint, saint le Seigneur Sabaoth » est presque toujours chanté fort et rapidement. Pourtant, pendant ce chant, le prêtre lit à l’autel une partie très importante de la prière eucharistique, amenant au moment le plus important de la Liturgie, la transformation du pain et du vin en Corps et Sang du Sauveur. Bien souvent, le prêtre qui lit ces prières à voix haute ne s’entend pas lui-même : les concélébrants qui se trouvent à ses côtés ne l’entendent pas non plus. Les compositeurs du XIX siècle ne s’étant pas préoccupés de faire coïncider la longueur du chant avec celle des prières lues à l’autel, le « Saint, saint, saint » est beaucoup plus court que ne l’exigerait une lecture attentive de la prière. Finalement, le prêtre lit la prière précipitamment, ou, encore pire, en parcourt le texte des yeux dans son livre, afin qu’il n’y ait pas de pause après que le chœur a fini de chanter.

Un autre exemple, celui du chant des Chérubins. Sa première partie est souvent interprétée lentement, tandis que la seconde (« Pour recevoir le Roi… ») est chantée à pleine voix et sur un rythme rapide. Se serait-il donc passé quelque chose ? Pourquoi change-t-on si brusquement de disposition après la Grande entrée ? L’office n’est pas terminé, au contraire, il parvient à son point culminant, l’Eucharistie.

Rien, si ce n’est l’influence du concerto instrumental italien, ne peut expliquer cette habitude sauvage, que beaucoup d’entre nous ne remarquent même pas, habitués à cet état de choses : diviser le chant des Chérubins en deux parties, sans aucun lien entre elles d’un point de vue musical.

Cette tradition ne découle ni du texte du chant des Chérubins, ni de la logique de la Grande entrée, qui se déroule à ce moment. Interpréter les deux parties du chant des Chérubins sur le même rythme permettrait, au contraire, aux fidèles, d’envisager la Grande entrée comme une seule action liturgique, n’étant pas coupée artificiellement en deux parties.

On pourrait citer encore quantité d’autres exemples semblables qui cachent une seule et même maladie, propre à la majorité des compositeurs de musique religieuse au XIX siècle (et c’est leur patrimoine qui constitue la base du répertoire actuel de la plupart des chorales) : leur musique ne correspond pas au service divin.

C’est ce qu’affirmait le Patriarche de Moscou et de toute la Russie Alexis I il y a quelques décennies : « A l’heure actuelle, au lieu de la musique céleste qui se faisait entendre dans les chants antiques, sévères et majestueux, nous entendons une suite de sons légers et profanes. Ainsi, le chant dans nos églises, en particulier dans les églises urbaines, ne correspond nullement à l’objectif qu’il devrait poursuivre. L’église, au lieu d’être une maison de prière, devient trop souvent une salle de concerts gratuits, attirant un « public », au lieu des fidèles qui doivent, contre leur gré, supporter ce chant les distrayant de la prière. Les formes de chant d’église antiques, si touchants, comme le chant znamenny, le chant grec, bulgare, kiévien sont presque oubliés, même dans la transposition de bons compositeurs récents. On entend souvent à l’église une musique qui devrait accompagner de toutes autres paroles que celles qui sont chantées, car il n’y a aucune correspondance entre les paroles et la musique. Ce chant, loin d’inciter à la prière, provoque l’indignation des fidèles et n’est écouté avec plaisir que de ceux qui viennent à l’église comme au théâtre, ne sont pas venus pour prier, mais pour délecter leur oreille des mélodies profanes auxquelles elle est accoutumée. »

 

Rendre au chant d’église l’esprit de prière

On pourrait citer bien d’autres éminents hiérarques de notre Église sur le chant religieux, à commencer par saint Philarète de Moscou, saint Ignace (Briantchaninov) et saint Théophane le Reclus, jusqu’à nos contemporains. Tous dénoncent, avec une certaine unanimité, la maladie dont souffre le chant d’église, une maladie qui n’est toujours pas guérie aujourd’hui.

Une chose est de poser un diagnostic, une autre de trouver le remède. Dans cette dernière partie de mon exposé, je tenterai d’esquisser les solutions qui, me semble-t-il, permettraient de rendre à notre chant d’église son esprit de prière.

Je ne cache pas que l’idéal, l’étalon du chant d’église russe est pour moi le chant znamenny à l’unisson. Nous sommes appelés à louer Dieu « d’un seul cœur et d’une seule voix ». Qu’est-ce-que cela signifie, traduit en langage musical ? Rien d’autre que le chant monophonique. Comment peut-on louer Dieu « d’une seule voix », s’il chacun chante sa partie ?

Cependant, je comprends parfaitement que le passage généralisé au chant neumatique est impossible et inconvenant aujourd’hui. Le chant à l’unisson est naturel dans les paroisses de vieux-ritualistes rattachés à notre Église, il est naturel pour certains offices monastiques, pour les offices de carême. Quant aux paroisses ordinaires, aux dimanches et aux jours de fête, seule une utilisation limitée du chant znamenny et d’autres modes de chant à l’unisson est possible. Comme le remarquait le Patriarche Cyrille au Concile épiscopal de 2013, il est inadmissible « de donner au chant znamenny le statut d’unique style de chant véritablement ecclésiastique ». Selon le Primat, « les meilleurs modèles de ce chant appartiennent indubitablement au trésor de l’art ecclésiastique, mais l’Église connaît d’autres styles, profondément ancrés dans sa pratique liturgique ».

L’un de ces styles est le chant znamenny harmonisé pour chœur à quatre voix. Certes, il faut bien comprendre que ni le chant neumatique, ni les autres types de chant ancien n’étaient faits pour être harmonisés : placer des accords sous une mélodie à l’unisson, c’est lui ajouter artificiellement ce dont elle n’avait nullement besoin. Néanmoins, à mon avis, mieux vaut interpréter une mélodie ancienne harmonisée qu’un concert à la mode italienne.

La base de l’office divin repose sur l’ordinaire des huit tons. Lorsqu’on abrège l’office, il ne convient pas de sacrifier ces hymnes, malgré leur apparente monotonie musicale. Malheureusement, c’est souvent ce qui se produit dans nos paroisses. Après avoir interprété à la hâte un ou deux stichères suivant la mélodie du ton occurrent, les chantres transforment ensuite le « Nuns dimitis » en concert spirituel, n’épargnant ni leur temps, ni leurs forces.

Un des problèmes de nos chorales paroissiales est le refus de renouveler le répertoire. De semaines en semaines, d’années en années, ce sont les mêmes œuvres de ces mêmes auteurs du XIX siècle qui sont reprises, comme si rien n’avait été écrit depuis dans la littérature musicale religieuse. Pourtant, la renaissance de l’Église, sans précédent par son ampleur, qui a commencé en 1988, a touché aussi la sphère musicale. A la plume de toute une pléiade de compositeurs spirituels, comme le métropolite Jonathan (Eletskikh), la moniale Julienne (Denissova), Guennadi Lapaev, Vladimir Faïner, et d’autres, appartiennent des œuvres remarquables, tout à fait dignes de prendre place dans le répertoire des chorales d’église.

Il faut tout faire pour que le chant interprété à l’office divin coïncide avec le contenu de l’office. Ce n’est pas seulement la tâche des chefs de chœur, mais aussi celle du clergé. Les prêtres doivent exiger des chefs de chœur que le chant soit priant, que les hymnes correspondent par leur longueur à celle des prières lues pendant leur interprétation. Un lien vivant entre le sanctuaire et le kliros, un contact permanent entre le prêtre et le chœur, un contrôle du répertoire et du mode d’interprétation sont des facteurs essentiels de revitalisation de l’atmosphère générale de l’office divin.

Je ne peux pas ne pas me souvenir de l’hiérarque qui m’ordonna, Mgr Victorin, archevêque de Vilnius et de Lituanie. Avant chaque service, le chef de chœur lui présentait le programme des hymnes qui devraient être interprétées. Monseigneur la lisait toujours attentivement, et, une fois l’office terminé, communiquait ses remarques au chef de chœur.

Le chant ne doit être ni trop rapide, ni trop lent. Chaque office à son rythme, défini, principalement, par son texte. Le texte de l’office doit être lu ou chanté de façon à ce que le fidèle ait le temps de pénétrer son contenu, et, en même temps, ne soit pas distrait de la prière par des longueurs artificielles ou des pauses. Certaines chorales ont l’habitude d’allonger la fin des hymnes, de faire durer l’Amen à la fin des ecténies. Si « Amen » dure quarante secondes, le fidèle a le temps d’oublier de quoi il était question dans les demandes des litanies, il se met involontairement à penser à autre chose en attendant la suite de l’office.

Les « cris désordonnés » sont inadmissibles dans une chorale d’église (comme l’indiquait le VI Concile œcuménique). Je présume que des nuances comme pianissimo, piano, mezzo-piano et mezzo-forte sont possibles, mais ni forte, ni fortissimo n’ont leur place au chœur. Même si ces nuances figurent sur la partition, on n’est pas obligé de les suivre. Dans ce cas concret, la fidélité à l’esprit de l’office divin est plus importante que la fidélité à l’idée de l’auteur.

Le chant de concerts spirituels après le verset de communion est une des traditions introduites dans notre liturgie par les compositeurs italiens. Dans l’idéal, il faudrait renoncer complètement à les interpréter à ce moment de la Liturgie. Dans la mesure où, pour différentes raisons, cela n’est pas possible, il faut en tous cas choisir le répertoire avec soin. Le temps précédant la communion devrait être consacré à des réflexions sur le sacrement à venir, à la lecture des Prières de la Sainte Communion, plutôt qu’à l’écoute d’une musique profane forte aux accents troupiers.

Le chant ne doit pas gêner la compréhension du texte, mais l’aider. Souvenons-nous que l’office orthodoxe est une école de théologie, qui nous apprend à penser en Dieu. Les textes liturgiques possèdent une incontestable autorité théologie et dogmatique. Étant à la fois l’œuvre de grands théologiens et de remarquables poètes, ils font aussi partie de l’expérience de prière d’hommes parvenus à la sainteté et à la divinisation. Ils sont reconnus par toute l’Église comme « règle de foi », car durant des siècles ont été lus et chantés partout dans les églises orthodoxes. Tout ce qui aurait pu s’y introduire de faux ou d’étranger, par malentendu ou par inadvertance, a été rejeté par la Tradition de l’Église. Il n’est resté qu’une théologie pure et irréprochable, habillée sous la forme poétique des hymnes liturgiques.

L’office divin est un acte créateur, dans lequel l’ensemble de l’Église est impliqué. Beaucoup dépend du clergé, dans la célébration de la Liturgie. La Liturgie est bien souvent « volée » aux fidèles à cause de la célébration hâtive ou négligente du prêtre. La Liturgie, qu’elle soit célébrée par un évêque dans une cathédrale ou par un prêtre dans une église rurale, doit être lente et majestueuse. Chaque mot de la Liturgie doit être prononcé avec toute l’attention possible, clairement et nettement. Il faut absolument que le prêtre prie avec la communauté, et ne prononce pas mécaniquement des formules ayant perdu pour lui leur nouveauté et leur fraîcheur. On ne doit pas s’habituer à la Liturgie, percevoir la Liturgie comme quelque chose de coutumier, d’ordinaire, même si elle est célébrée quotidiennement.

La théâtralisation de la Liturgie n’est pas acceptable, pas plus que le maniérisme, l’artifice. Le clerc ne doit pas exprimer ouvertement ses émotions, ses sentiments, ses impressions. Il ne doit pas attirer l’attention sur lui par sa célébration, afin que l’attention du fidèle ne soit pas fixée sur lui, mais sur le véritable célébrant de la Liturgie, le Christ.

Ceci vaut aussi pour les diacres qui transforment souvent l’office divin en théâtre, dépensant toute la richesse de leurs données vocales et de leur talent d’acteur pour provoquer plus d’impression sur le public. Le rôle liturgique du diacre est extrêmement important : il invite la communauté à la prière. C’est de lui que dépendent en partie les dispositions à la prière des fidèles, et il ne doit pas les gêner.

Le chœur a aussi son rôle à jouer pour créer une atmosphère de prière, et il n’est pas moins important que celui de l’évêque, du prêtre et du diacre. La prière du prêtre présidant l’office, ses dispositions les plus profondes peuvent ne pas se transmettre aux paroissiens si le chœur les distrait par des chants profanes.

Ne l’oublions en aucun cas, les personnes venues à l’église assister à l’office ne sont pas là simplement pour observer, mais pour participer. Dans l’antiquité, cette participation s’exprimait par les réponses du peuple aux ecphonèses du prêtre et aux prières du diacre : tous les rites liturgiques anciens sont conçus sous la forme d’un dialogue entre clercs et les laïcs. Avec le temps, les églises se dotèrent de chœurs, et les paroissiens devinrent les témoins silencieux du service liturgique, célébré par un groupe de personnes spécialement commues à cet office.

Faire participer les paroissiens activement à la vie liturgique, c’est la tâche de tout pasteur. L’un des moyens possible est le chant du peuple. Je n’ai eu qu’une seule fois l’occasion de célébrer un office chanté par tout le peuple. C’était dans les Carpates. La fête patronale avait attiré des foules de gens, et il n’y avait pas du tout de chorale. Le peuple de Dieu a chanté toute la liturgie sous la conduite d’un dirigeant. Je n’appelle pas à introduire le chant populaire partout, mais il me semble qu’élargir la pratique de chanter tous en chœur le « Credo » et le Notre Père à d’autres parties inamovibles de l’office ne pourrait qu’être positif.

Pour terminer, quelques mots sur le chant antiphonique. Toutes nos paroisses sont loin d’avoir deux chœurs, mais là où il y en a, la plupart du temps, les rôles sont répartis selon une formule très simple : le chœur de gauche chante les mélodies simples de l’ordinaire liturgique, tandis que le chœur de droite interprète des compositions d’auteur, compliquées et prétentieuses, des concerts spirituels. Ceci crée une sensation permanente de dissonance et de discordance, surtout si le chœur de droite se compose de professionnels et celui de gauche d’amateurs, comme c’est généralement le cas.

Le chant antiphonique suppose l’alternance de deux chœurs plus ou moins égaux par les possibilités et la qualité du chant. L’alternance s’effectue à l’intérieur d’un même chant, par exemple dans les antiennes de la Divine liturgie.

Si l’on étudie la structure poétique des psaumes, on remarque forcément que chaque verset se divise en deux moitiés, sorte de thèse et d’antithèse. Par exemple : « Bénis mon âme, le Seigneur / Bénis es-tu Seigneur. Bénis, mon âme, le Seigneur / et que tout ce qui est en moi bénisse Son saint nom. Bénis mon âme, le Seigneur / et n’oublie aucun de Ses bienfaits. C’est lui purifie toutes tes iniquités / qui te guéris de toute maladie ». Les Béatitudes évangéliques suivent le même principe. Dans le chant antiphonique, une chorale chante une moitié du verset, l’autre, une autre. Ceci permettrait d’appréhender de façon nouvelle le sens du texte, en montrerait la symétrie intérieure et la poésie.

*

« Si l’on suit attentivement l’office, pénétrant le sens de chaque rite, on ne peut pas ne pas s’attendrir, en assistant à notre office orthodoxe », écrivait Tchaïkovski à la baronne von Meck. J’aimerais terminer cet exposé en citant ces mots du grand compositeur russe, et par le souhait que nous tous, clercs, chefs de chœur, nous prospérions inlassablement dans la connaissance de Dieu grâce à l’office divin, magnifique et majestueux, dont le chant choral fiat partie intégrante.

_____________

[1] A cette époque, la chaire de Saint-Pétersbourg était occupée par le métropolite Nicanor (Klementevski).

[2] L’évêque Michel (Louzine) était alors vicaire de la métropole de Kiev. Il occupa par la suite les chaires de Koursk et de Belgorod. Il est connu comme l’un des hiérarques les plus cultivés de son temps ; il est l’auteur de nombreuses études sur la Bible.

[3] Tchaïkovski se chargea de la révision des œuvres de Bortnianski pour chœur à la demande de l’éditeur P. Yourgenson. Ce travail lui pesait et lui prenait beaucoup de temps, mais il s’en sortit brillamment.

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