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« Spiritualité et contrôle moral comme moyens de lutte contre la corruption ». Conférence du métropolite Hilarion de Volokolamsk à la Cour des Comptes de la Fédération de Russie (21 décembre 2011, Moscou)

Le 21 décembre 2011, lors de sa rencontre avec les membres de la Cour des Comptes de la Fédération de Russie, le président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou a prononcé une conférence sur « la Spiritualité et le contrôle moral comme moyens de lutte contre la corruption ». En voici le texte in extenso.

« La spiritualité et le contrôle moral comme moyens de lutte contre la corruption »

Honoré Serguey Vadimovitch, mesdames et messieurs, frères et sœurs,

J’aborderai dans cette conférence un thème particulièrement d’actualité, celui de la corruption. Qu’est-ce que la corruption ? Quelles en sont les causes profondes, que pouvons-nous lui opposer ? Je pense la Chambre des Comptes de la Fédération de Russie un lieu adéquat pour une réflexion sur ce thème.

La corruption suppose l’emploi par une personne disposant de pleins-pouvoirs des droits et des ressources qui lui sont conférés dans un but lucratif. Le terme même de « corruption » contient une appréciation morale de ce phénomène, puisque qu’il vient du latin « corrumpere », dénaturer, dépraver.

Dans l’histoire de l’humanité, la corruption a touché de plus ou moins près toutes les sociétés, indépendamment de leur organisation politique, de leur développement économique ou de leur composition ethnique. Avec le temps, les instruments de travail, les moyens de locomotion, les technologies changent, la culture et les arts se développent, mais l’homme, soumis aux passions, reste le même qu’il y a des centaines d’années.

Le fondement de la corruption, c’est le mensonge, souligne le Patriarche Cyrille : « Le mensonge est devenu l’un des péchés les plus répandus et les plus dangereux. Il faut arrêter de tromper.  Une société éduquée dans le mensonge ne peut être une société juste. Et la corruption relève du mensonge. On ne peut vaincre la corruption sans placer le mensonge hors la loi morale de la société. »

En analysant les différentes manifestations de corruption, on peut en conclure qu’elle est  étroitement liée à la formation de la société humaine et, en particulier, à la mise en place des gouvernements. Lorsqu’un homme ou un groupe d’individus reçoivent le privilège et les pleins-pouvoirs de distribuer les ressources matérielles et immatérielles, de prendre des décisions, ils ont la tentation de se servir de leur position à des fins personnelles. Certains ne parviennent pas à résister à la tentation, certains ne voient même pas la nécessité de lutter contre ce désir au fond de leur âme.

Il y a quelques jours, les médias ont publiés les résultats d’une étude annuelle intitulée « The World speaks » (« Le monde parle »), pour les besoins de laquelle les spécialistes de l’agence canadienne Globescan ont interrogé les habitants de 23 pays sur leurs principaux problèmes et sur ce qui les préoccupe. Une grande partie des sondés (25%) ont désigné la corruption comme l’un des thèmes brûlants de l’année écoulée, devant le chômage, la pauvreté et le réchauffement climatique[1]. Ce n’est pas étonnant, dans la mesure où ces phénomènes sont en partie la conséquence d’autres disfonctionnements du système,  y compris de la corruption.

Pour les citoyens russes, la corruption n’est pas moins un thème d’actualité. On en parle à la télévision et dans les journaux, les gens y sont confrontés pratiquement partout au quotidien : a-t-on effreint le code de la route ? Ce n’est pas grave, il suffit de proposer sur place une certaine somme d’argent. Veut-on voir son enfant intégrer une bonne école ou un bon établissement ? Il n’y qu’à s’entendre avec le directeur de l’école ou le doyen de la faculté. Est-on sur une liste d’attente pour un meilleur logement ? Il faudra comme il se doit « motiver » le fonctionnaire local pour activer le processus et recevoir au plus vite un logement social. Les exemples de corruption au quotidien sont légion, mais ce n’est que le haut de l’iceberg. Il ne faut pas oublier la corruption dans les milieux d’affaires, avec les reversements commerciaux, la participation à des schémas de dépense non spécifiée d’un budget, ni la corruption au sein du monde politique, de l’armée, de la justice, dont l’effet négatif cumulé se chiffre en milliards et trillions de roubles, sommes énormes pour l’économie russe.

Suivant un rapport de la Chambre publique de la Fédération de Russie, publié le 3 novembre 2011, la corruption dans notre pays est devenue systématique, anéantissant l’économie et le droit. Les domaines les plus touchés sont l’équipement et les services communaux des logements, l’enseignement (écoles maternelles et écoles primaires) et la médecine[2].

Quels sentiments domineront dans la société si le contact avec la corruption engendre chez les citoyens un complexe d’impuissance et de faiblesse ? Les gens sont convaincus qu’il faut payer pour tout, que l’on peut résoudre n’importe quelle difficulté à l’aide de l’argent. Les fondements de l’état en sont ébranlés, la société devient apathique, est incitée au nihilisme, n’a plus confiance dans aucun représentant du pouvoir. La conséquence en est la montée des tensions sociales, en particulier parmi les jeunes et la classe dite moyenne, la plus active de la société russe.

Les crimes de corruption étant latents, les statistiques officielles et les estimations des experts sur cette face cachée de l’économie diffèrent largement . Et rien d’étonnant à cela, dans la mesure où les deux parties sont intéressées dans les relations basées sur la corruption : celui qui donne le pot-de-vin et celui qui le reçoit. Une sorte d’équilibre tactique des intérêts à court terme se met en place dans la société, dans lequel tous, citoyens ordinaires, hommes d’affaires et hommes d’état ont intérêt au status quo, puisqu’il « est plus facile et plus rapide de traiter ainsi les affaires ». Mais cet équilibre est très fragile, le mal qu’est la corruption gangrénant les tissus de la société de même qu’une cellule cancéreuse, en répandant ses métastases malignes dans tous les membres de la société civile et de l’appareil d’état. Au final, c’est la dégradation, la désagrégation et la chute de l’état qui nous attend. Les plus grands empires, qui semblaient extérieurement des piliers inébranlables de stabilité et de progrès à leur époque, rongés par le ver de la corruption sont tombés en poussière, entraînant sous leurs décombres justes et injustes, fonctionnaires verreux et citoyens souffrant de la corruption. Ceci arrive lorsque les intérêts personnels prévalent sur les intérêts d’état, l’enrichissement personnel allant au détriment de la stabilité et de la prospérité de la société, mettant en danger la sécurité de l’empire.

L’importance de la lutte contre la corruption est reconnue au plus haut niveau international. En 2003, l’ONU a mis en place une Journée internationale de la lutte contre la corruption, qui revient tous les ans le 9 décembre. Le but de cette journée, comme l’indique la résolution de l’Assemblée générale est de réfléchir au problème de la corruption et au rôle de la Convention pour la prévention de la corruption et la lutte contre elle[3]. La lettre du secrétaire général de l’ONU de 2011 laisse entendre que la corruption touche tous les pays, empêchant le développement des sociétés et engendrant inégalités et injustices. Cette lettre contient également un appel à élaborer une culture sociale qui mettrait en valeur la conduite éthique et condammerait la corruption[4].

En effet, aucune mesure répressive ne peut garantir une victoire complète sur ce mal. En qualité d’exemple, on peut évoquer la Chine, submergée par une vague de corruption durant les dernières décennies de son impétueuse croissance économique. Les fonctionnaires et les hommes d’affaires pris en flagrant délit y sont, comme on sait, condammés à mort et l’exécution est retransmise à la télévision. De 2000 à 2009, la Chine a ainsi fait fusiller pour corruption environ 10000 fonctionnaires, tandis que 120000 écopaient de 10 à 20 ans de réclusion. En 30 ans de réformes, ce sont près d’un million de collaborateurs de l’appareil du parti et de l’état qui ont dû répondre devant la justice pour avoir reçu des pots-de-vin[5]. Ces chiffres frappent, même en tenant compte de la population chinoise. Pourtant, la situation ne semble pas avoir évolué. Suivant les données officielles de la Chine, en 2008, le pays a connu 10 fois plus d’actes de protestation qu’en 1993, la plupart étant motivés par l’arbitraire corruptionnel des autorités locales[6].

Cet exemple montre à la fois à quoi mène la permissivité pratiquée par les fonctionnaires, engendrée par une éducation athée, et la vanité des mesures répressives dans la lutte contre un mal moral.

Le système soviétique, bien qu’athée, avait tenté d’inculquer à ses citoyens un certain « code moral » dont les principaux postulats étaient inspirés de la doctrine morale chrétienne. Parmi les citoyens soviétiques, il s’en trouvait beaucoup qui s’efforçaient de vivre en honnêtes gens, suivant leur conscience, aspirant à choisir des professions « héroïques » et à accomplir quelque grande réalisation pour le bien de leur pays, éduquant leurs enfants dans un esprit patriotique. La fragilité de cette construction résidait moins dans les valeurs proposées par l’état que dans le fait que cette éthique personnelle, familiale et sociale était coupée de ses racines chrétiennes.

Les années 90 du siècle passé, avec leur cortège de bouleversements économiques et sociaux qui ébranlèrent la morale publique, n’eurent aucun mal à en détruire les fragiles fondations, comme dans l’exemple évangélique de la maison bâtie sur le sable : « La pluie est tombée, les torrents ont dévalé, la tempête a soufflé, elle a secoué cette maison ; la maison s’est écroulée et son écroulement a été complet » (Mt 7, 27). Le nihilisme et le relativisme des valeurs, la lutte pour la survie dans des conditions nouvelles, la propagande de la violence, du vice et de la consommation qui se sont abattus sur nous durant ces années ont ébranlé les bases morales de la société, désorientant les gens.

L’Église ne cesse d’élever sa voix, appelant croyants et non-croyants à se garder de l’avarice, des détournements de fonds et de la vénalité qui mènent les gens à leur perte spirituelle, les incitant à lutter sans compromis contre ces défauts, a déclaré le métropolite. Dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament nous trouvons une condammation et un interdit sans équivoque de ce que nous appelons aujourd’hui la corruption : « Tu ne feras pas dévier le droit, tu n’auras pas égard aux personnes et tu n’accepteras pas de présent, car le présent aveugle les yeux des sages et ruine les causes des justes » (Deut 16, 19). « Le renom l’emporte sur les grandes richesses, la faveur sur l’or et l’argent » (Prov 22, 1). A l’époque néotestamentaire, l’apôtre Paul prévient des dangers de l’enrichissement entendu comme fin en soi : « Quant à ceux qui veulent amasser des richesses, ils tombent dans la tentation, dans le piège, dans une foule de convoitises insensées et funestes, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent. Pour s’y être livrés, certains se sont égarés loin de la foi et se sont transpercé l’âme de tourments sans nombre » (I Tim 6, 9-11).

Le 5 novembre 2011, le président russe D. Medvedev a rencontré le Patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie, les représentants de l’épiscopat et du clergé de l’Église orthodoxe russe et du monde orthodoxe de Moscou lors de l’ouverture de l’exposition-forum « Russie orthodoxe ». Saluant le Président, Sa Sainteté a évoqué l’état moral de la société russe contemporaine, composante essentielle de la lutte contre la corruption dans notre pays : « L’état moral des citoyens serait-il indifférent au gouvernement ? Une société amorale peut-elle être respectueuse des lois ? Peut-on vaincre la corruption et la criminalité sans moralité ? Le système juridique le plus parfait ne fonctionnera pas, les organes de maintien de l’ordre les plus puissants ne pourront empêcher la désagrégation de la société si la personne humaine se désintègre[7]. »

Le 28 novembre 2011, le Conseil interreligieux des pays de la CEI s’est réuni à Erevan. Un document final a été adopté dans lequel les chefs et les représentants des communautés chrétiennes, musulmanes, juives et bouddhistes des pays de la CEI rappelaient en particulier le lien entre morale et politique : « Beaucoup ont l’habitude de considérer la politique et la spiritualité comme des notions diamétralement opposées. De fait, les politiques mettant leur point d’honneur à observer les normes et traditions éthiques sont rares aujourd’hui. Malheureusement, l’amoralité des politiques engendre des phénomènes aussi graves que la corruption et l’incurie[8] ».

Les passions humaines de l’avidité, de l’amour de l’argent, de l’enrichissement malhonnête embrasent peu à peu la personne, étouffant la voix de sa conscience, le rendant semblable à un rapace à la recherche de proies toujours plus nombreuses. Ceux qui ont fait l’expérience de la corruption témoignent de ce qu’ils commencent par chercher des justifications à leurs actes : « L’état ne me paye pas assez », « je ne peux pas vivre avec un salaire pareil », « je m’occupe des affaires et j’ai le droit de compter sur une certaine reconnaissance », « je n’ai tué ni volé personne ». Tôt ou tard, ces justifications deviennent une position et la personne ne doute plus d’être dans son bon droit. Il est alors très difficile de s’arrêter, de réfléchir à sa conduite lorsqu’un torrent financier coule tout près auquel on peut facilement s’abreuver. Avec le temps, la personne a satisfait tous ses besoins possibles et imaginables, mais la soif de l’enrichissement malhonnête ne peut plus être étanchée.

« Le cupide n’est pas ainsi : plus il est satisfait, plus il désire[9] » disait saint Basile le Grand. Son contemporain Jean Chrysostome exprime une pensée semblable : « L’homme ne peut pas s’envoler, diras-tu.  Je répondrai qu’il est encore bien plus impossible de fixer des bornes à l’avarice. Il serait plus aisé а un homme de voler dans l’air, que de guérir son avarice en augmentant ses richesses[10]. » Rien n’est éternel en cette vie, les relations les plus puissantes, les positions les plus solides dans la société peuvent se révéler inutiles, la stabilité peut s’avérer un leurre. Le destin de ces gens n’est guère enviable : ils se dépouillent de leurs illusions soit sur le banc des accusés, soit dans la fuite à l’étranger, se sauvant eux-mêmes et leurs capitaux, soit en résolvant toute leur vie la question de leur propre sécurité et de l’intégrité de leurs avoirs. L’histoire contemporaine abonde en exemples de ce type. En vérité s’accomplit la parole du Sauveur : « Gardez-vous bien de toute âpreté au gain ; car la vie d’un homme, fût-il dans l’abondance, ne dépend pas de ses richesses » (Lc 12, 15).

Parlant de l’importance du facteur religieux dans la lutte contre la corruption, j’aimerais attirer l’attention sur les tendances négatives qui prévalent dans la société occidentale actuelle et trouvent partiellement un écho en Russie. Aujourd’hui, on observe clairement dans l’Union européenne une tendance à exclure la dimension religieuse de la sphère publique, pour la limiter exclusivement à la sphère privée. Le principe d’organisation laïque de la société, qui garantit soi-disant les droits et les libertés de tous les citoyens indépendamment de leurs convictions religieuses et serait soi-disant le garant d’un « espace public neutre »[11] est activement et violemment imposé par ses apologètes, qui répriment tout acte public motivé par les principes éthiques du citoyen. Le vide moral ne peut exister longtemps, et on ne parviendra pas à créer une société spirituellement inerte : là où les notions de bien et de mal se confondent, où le système de repères des valeurs est volontairement détruit, leur place est occupée par les anti-valeurs du relativisme et du nihilisme avec toutes les conséquences qui en découlent. »

Dans les Bases de la doctrine de l’Église orthodoxe russe sur la dignité, la liberté et les droits de l’homme, document adopté au Concile épiscopal de 2008, l’Église définit parmi les domaines prioritaires de son action pour la défense des droits « la lutte contre l’engrenage de la corruption et les autres formes de criminalité »[12]. On aimerait croire que la triste expérience qu’a connu la Russie au XX siècle permettra d’éviter la tentation de rejeter la religion dans un ghetto , la renaissance morale de notre nation étant capable de faire barrage aux tendances destructrices engendrées par la corruption, d’éduquer les citoyens à ne pas en tolérer les manifestations et à tenir fermement dans la résolution de ne pas y participer. « Sachez reconnaître ce qui est capable de plaire au Seigneur, ne prenez aucune part aux activités des ténèbres, elles ne produisent rien de bon, démasquez-les plutôt » (Eph 5, 10, 11).

Agissant contre ce mal social, l’Église aspire à collaborer avec les structures étatiques et les organisations civiles, se souvenant de la parole du Sauveur à ses disciples : « Celui qui n’est pas contre vous est pour vous » (Mc 9, 40). L’Église orthodoxe russe s’appuie sur le même principe en collaborant avec les organisations internationales et les croyants d’autres confessions traditionnelles, dans la mesure où la corruption, comme je le remarquais plus haut, est inhérente à plus ou moins grande échelle à toute société, indépendamment de son appartenance ethnique ou religieuse. Je suis convaincu de ce que les efforts conjugués de l’état, de la société et des leaders religieux permettront de créer une synergie dans la lutte contre la corruption et d’en limiter sérieusement l’ampleur dans notre pays.

 


[1] http://www.vesti.ru/doc.html?id=658615&cid=520

[2] http://www.gazeta.ru/politics/2011/11/03_a_3822770.shtml

[3] http://www.un.org/en/events/anticorruptionday/

[4] http://www.un.org/en/events/anticorruptionday/sgmessages.shtml

[5] http://www.rg.ru/2009/06/25/korrupcia.html

[6] http://www.rtkorr.com/news/2010/01/19/87698.new

[7] http://www.patriarchia.ru/db/text/1668526.html

[8] http://www.patriarchia.ru/db/text/1787369.html

[9] Homélie 6, sur Lc 12, 18. Œuvres de notre père parmi les saints Basile le Grand, archevêque de Césarée de Cappadoce (en russe), Moscou, Palomnik, t. IV, 1993.

[10] Jean Chrysostome, Homélies sur Saint Mathieu, 63.

[11] http://humanistfederation.eu/humanism-secularism/secularism/

[12] Bases de la doctrine de l’Église orthodoxe russe sur la dignité, la liberté et les droits de l’homme, V, 2.

 

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