La compréhension orthodoxe de l’Eucharistie
Exposé du métropolite Hilarion de Volokolamsk au Congrès eucharistique international (Budapest, 6 septembre 2021)
Les catholiques et les orthodoxes ne sont pas en communion eucharistique, mais ils sont unis par leur foi commune en la présence réelle du Christ dans le pain et dans le vin eucharistiques consacrés : le pain et le vin eucharistiques sont vraiment le Corps et le Sang de notre Seigneur Jésus Christ, l’Eucharistie n’est pas simplement célébrée en souvenir de la Sainte Cène, mais elle l’actualise pour les croyants qui participent à l’office divin. Dans l’Eucharistie, le célébrant n’agit pas en son nom propre. Il répète au nom de Jésus Christ les paroles que le Christ prononça à la Sainte Cène. C’est le Christ qui célèbre le sacrement, et non le prêtre ou l’évêque.
Cette idée est brillamment illustrée dans l’iconographie orthodoxe, notamment dans le type iconographique connu sous le nom de « communion des apôtres ». Sur les icônes de ce type, Jésus Christ donne son Corps et Son Sang aux disciples, parmi lesquels on note la présence de saint Paul, qui n’a pas participé à la Sainte Cène historique. Sa présence sur l’icône témoigne du caractère symbolique de la composition. Ce n’est pas la Sainte Cène, qui est représentée, c’est l’Eucharistie, à laquelle participe le corps tout entier de l’Église.
L’Église orthodoxe croit fermement que la Divine liturgie est un service divin allant au-delà des limites de l’espace et du temps. Elle unit le Royaume céleste au royaume terrestre, les vivants aux morts, les anges aux hommes, les saints aux pécheurs.
Beaucoup d’entre vous, je présume, ont visité des églises byzantines anciennes, dont les murs sont décorés de fresques ou de mosaïques ; vous aurez remarqué que les saints y sont souvent représentés en rangs, placés l’un au-dessus de l’autre : les prophètes sont placés dans la rangée supérieure, puis vient la rangée des apôtres, un peu plus bas celle des martyrs, puis les saints hiérarques et les saints moines. Aucun personnage n’est représenté sur la rangée inférieure, que les croyants présents dans l’église sont appelés à occuper, c’est-à-dire les paroissiens qui, avec les saints, communient au mystère céleste de la Sainte Eucharistie.
Sortant du sanctuaire avec l’encensoir, le prêtre encense d’abord les icônes des saints, puis les paroissiens, s’inclinant devant eux de la même façon qu’il s’incline devant les saints. Il montre par là que pour lui, pour l’Église et pour le Christ, les chrétiens sont aussi importants que les saints qui partagent déjà la gloire céleste du Christ.
Les saints ont déjà atteint leur but, tandis que nous sommes encore en route. Or, il est impossible de parcourir le chemin menant au salut sans l’Eucharistie. Hors de l’Église, point de salut, catholiques et orthodoxes en sont convaincus, même si nous localisons différemment l’Église. On ne peut imaginer l’Église sans l’Eucharistie, c’est pourquoi, en théologie, les notions d’Église, d’Eucharistie et de salut sont inséparables.
Parlant du salut, les pères grecs emploient souvent le terme de theosis (littéralement « divinisation »). La divinisation n’est pas tant une délivrance de quelque chose, que ce soit du diable, du péché ou de l’enfer, que la pleine union à Dieu, par laquelle l’homme acquiert des qualités divines.
Nous confessons que Jésus Christ possède pleinement la nature divine et la nature humaine. Il n’est pas à moitié homme et à moitié Dieu : Il est pleinement homme, et pleinement Dieu. Pour décrire cette réalité, les pères grecs recourent à la notion de perichoresis (littéralement « compénétration »), signifiant par là que la nature humaine du Christ est entièrement divinisée, tandis que Sa nature divine est, pour ainsi dire, « humanisée ». Ayant assumé la nature humaine, le Dieu incarné l’a sanctifiée. Mystérieusement, Sa nature divine est intimement liée à Sa nature humaine. Ressuscité des morts et monté des cieux, Il n’a pas laissé Son corps sur la terre, comme un serpent abandonne sa vieille peau. Au contraire, Il est monté vers Sa gloire céleste avec Son corps humain, emmenant avec lui au ciel toute l’humanité. Cette idée divine est exprimée dans les chants de la liturgie orthodoxe de l’Ascension.
Je ne vous fatiguerai pas avec de la théologie sérieuse et des mots grecs compliqués. Venons-en au fait. L’Église orthodoxe considère l’Eucharistie comme un moyen efficace au but de la vie chrétienne, désigné par ce mot de « divinisation ». De quelle façon ? Dans la communion aux Saints Mystères, le Corps du Christ pénètre en notre corps, et Son sang se met à couler dans nos veines. On s’unit au Christ non seulement par l’intellect et par le cœur, mais aussi par le corps. De même qu’en Christ la nature humaine dans son ensemble (corps, âme et esprit) était unie à Dieu, ainsi notre nature humaine toute entière a part à la divinisation.
Peut-être est-ce en cela que consiste la distinction la plus frappante entre le christianisme et les autres religions monothéistes. Chacune d’elle prétend assurer aux hommes l’accès à Dieu par la prière, l’office divin, l’adoration de Dieu et l’observation de ses commandements. Cependant, aucune religion n’ose proposer à l’homme une union plénière avec Dieu et l’acquisition de qualités divines. Cette idée pourrait même sembler blasphématoire à certains croyants non chrétiens, vénérant le Dieu unique.
Or, pour nous, chrétiens, elle constitue l’essence même de notre théologie. Nous pouvons utiliser différents termes (certains préfèrent les termes latins aux termes grecs), mais je suis convaincu que nous croyons tous à la possibilité de cette union.
Semblable union se fait-elle automatiquement, comme par magie ? Suffit-il de communier aux Saints Mystères pour parvenir à l’état de divinisation ? Certes non, autrement tous les communiants au Corps et au Sang du Christ seraient déjà saints. Paradoxalement, lorsque le Corps et le Sang du Christ pénètrent en notre corps et en notre sang, Il s’unit à nous, tandis que nous ne sommes pas toujours capables de nous unir à Lui. Il est en nous, mais nous restons souvent hors de Lui.
Pourquoi ? Peut-être parce que nous n’observons pas Ses commandements dans la vie courante. Parce qu’au moment où notre corps est à l’église, notre esprit et notre cœur en sont loin ; parce que nos péchés forment un mur infranchissable entre nous et Dieu. Peut-être pour une multitude d’autres raisons.
Les longs offices sont caractéristiques de la tradition orthodoxe. La Divine liturgie peut durer deux à trois heures. Le grand nombre de chants et de lectures, de psaumes, de doxologies et de cantiques spirituels (cf Col 3,16) n’a pas pour objectif de nous compliquer la vie ou de rendre le service divin fatigant. C’est qu’il faut du temps pour se détacher de la réalité terrestre et pour entrer dans la réalité divine, et il faut de l’inspiration pour s’y transporter par l’esprit et par le cœur.
« Nous qui, dans ce mystère, représentons les chérubins et qui chantons l’hymne trois fois sainte à la vivifiante Trinité, déposons maintenant les soucis du monde » : ces paroles d’un cantique chanté à chaque liturgie, décrivent l’état d’esprit et de cœur auquel qui doit être le nôtre pendant la célébration de l’Eucharistie.
Cependant, il y a un abîme entre ce que nous sommes et ce que nous sommes appelés à être, et peu nombreux sont ceux qui parviennent à la divinisation. Le but est trop élevé, et un grand travail spirituel est nécessaire pour l’atteindre. Néanmoins, on trouve des exemples remarquables de saints parvenus à leur but et ayant décrit leur expérience dans leurs œuvres.
Saint Syméon le Nouveau Théologien, saint du X-XIe siècles, est l’un d’eux. Poète et mystique, Syméon raconte ses nombreuses visions de la lumière divine. Il croyait fermement que c’est l’Eucharistie qui permet à l'homme de s'unir pleinement à Dieu et le divinise. « Purifié par le repentir et par des torrents de larmes, ayant communié, comme Dieu, au Corps Divin, je deviens Dieu moi aussi par cette union indicible », écrit-il.
Dans l’Eucharistie, affirme Syméon, l’homme s’unit à Dieu de la même façon que le Christ est uni à Son Père. « Par la communion, nous devenons fils du Père céleste et frères du Christ », écrit-il, avant d’expliquer : « Le Fils de Dieu, qui a reçu de nous la chair humaine, nous donne en échange Sa divinité par Sa chair divinisée ; grâce à cet échange, nous devenons Ses parents. »
Dans l’un de ses hymnes, Syméon décrit ce qui lui est arrivé après une communion, à son retour à sa cellule monastique. Il eut une vision, mais non pas une vision du Christ sous une forme quelconque. C’était une vision de la lumière divine, irradiant de l’intérieur même de son corps. Il écrit que chaque membre de son corps était pénétré de lumière divine et divinisé par la présence de Dieu : « Nous devenons membres du Christ, et le Christ devient nos membres : ma main, et mon pied, sont le Christ. La main et le pied du Christ, c’est moi. Je bouge ma main, et ma main est le Christ tout entier... Je bouge le pied, et il brille comme Lui. Ne dis pas que je blasphème, mais accepte-le et adore le Christ qui t’a fait ainsi ! Car si tu le souhaite, tu deviendras Son membre. De cette façon, tous les membres de chacun de nous en particulier deviennent membres du Christ, et le Christ devient nos membres... et nous deviendrons ensemble des dieux... et chacun de nos membres sera tout entier Christ. »
« Vous comprenez bien que ce n’est pas l’exaltation mystique d’un homme ivre de sa vision. En fait, Syméon tente de rapporter son vécu, profondément enraciné dans le mystère de l’Eucharistie et ne lui appartenant pas à lui seul, mais à toute l’Église. « Alors nous deviendrons ensemble des dieux.. », voilà ce qu’il souligne, sans considérer son expérience de la lumière et de la divinisation comme quelque chose d’exceptionnel. Syméon était certain que tout homme qui le souhaite peut y parvenir.
Selon Syméon, la communion doit être reçue en connaissance de cause, autrement dit, le communiant doit non seulement croire en la présence réelle du Christ dans le sacrement, mais aussi Le contempler comme lumière de ses yeux spirituels. Il écrit : « Si tu... communies ainsi aux Divins mystères, ta vie entière sera une fête, plus qu’une fête, un prétexte à la fête, elle sera une Pâque, un passage du visible au spirituel, où nous demeurerons avec le Christ et régnerons avec le Christ. »
Je terminerai ici cette communication, dans laquelle j’ai tenté d’esquisser brièvement la compréhension orthodoxe de l’Eucharistie, exprimée dans la Liturgie, dans les chants liturgiques, dans l’art, dans les œuvres théologiques des pères. Je n’affirme pas que tous les orthodoxes parviennent à la divinisation et deviennent des saints. Du tout ! Nous ne sommes que les gardiens indignes d’une riche tradition remontant au Christ lui-même et aux pères de l’Église antique. J’ai voulu vous faire partager quelques-unes de ces richesses et je remercie cordialement les organisateurs du congrès de m’en avoir donné la possibilité.