Le dernier dialogue de Macaire le Grand
S. G. Alferov, collaborateur du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, membre de la Commission de dialogue entre l’Église orthodoxe russe et l’Église copte
En 2021, les moines du monastère Saint-Macaire-le-Grand du désert de Nitrie (Église copte, Égypte) ont fait une remarquable découverte. Travaillant à l’étude et à la numérisation des manuscrits de la bibliothèque monastique, ils ont relevé deux manuscrits antiques rédigés en copte, répertoriés aujourd’hui au catalogue de la bibliothèque comme « manuscrit n°383 » et « manuscrit n°384 ».
Ces manuscrits contiennent deux parties d'un texte écrit il y a environ 1630 ans, ce qui correspond à peu près à l’an 391 : selon la tradition, c'est cette année-là que mourut saint Macaire le Grand, l’un des fondateurs du monachisme égyptien et premier abbé du monastère.
L’analyse textologique, effectuée avec des spécialistes de l’Institut d’études coptes du Caire, a montré que ces manuscrits contiennent le dernier entretien spirituel de saint Macaire, noté par ses disciples. Le texte a donc reçu le titre de « Dernier dialogue de saint Macaire le Grand », le mot dialogue désignant ici un entretien, une exhortation du saint à ses disciples.
Avec la bénédiction du patriarche copte Tawadros II, dans le cadre de la Commission de dialogue entre l’Église orthodoxe russe et l’Église copte, ce monument de la littérature spirituelle a été traduit en russe et publié pour la première fois.
Les higoumènes et les moines coptes venus visiter la Russie du 23 août au 1er septembre 2021 ont apporté les exemplaires d’un premier tirage limité.
Le texte se compose d’un abrégé des principes de la vie chrétienne ; il étonne par sa simplicité, en même temps que par sa profondeur. Il contient des conseils spirituels toujours actuels, et présente un réel intérêt pour le lecteur d’aujourd’hui.
LE DERNIER DIALOGUE DE SAINT MACAIRE LE GRAND
Un jour, les anciens du désert de Nitrie invitèrent saint Macaire : « Viens nous voir ; nous voulons te voir avant que tu retournes à Dieu ». La communauté s’assembla à son arrivée, et les moines lui demandèrent : « Parle-nous, père ».
Et il leur dit : « Mes enfants bien-aimés, rendons gloire aux saints. Honorons avec zèle l’héroïsme des saints et leur vie, admirons comment ils ont été rendus dignes des Béatitudes du Royaume céleste. Ils ne l’achetèrent pas avec de l’argent, ils imitèrent l’héroïsme des saints les ayant précédés. Ils acquirent le détachement, l’humilité de l’âme et un cœur contrit en priant, en aimant tous les hommes et en craignant Dieu qui ne quitta jamais leurs cœurs. C’est ainsi qu’ils en chassèrent la colère. Ce sont les vertus de l’âme.
Ils rejetèrent les plaisirs charnels, ils souffrirent la faim et la soif, ils ne jouirent de rien en ce siècle. Dans l’ascèse, ils s’acquirent la gloire et reçurent la couronne du Royaume des cieux. Au nom du Seigneur, ils renoncèrent aux désirs de leurs cœurs, ils prirent leur croix et Le suivirent, et rien ne les sépara de Son amour.
Nous n’avons pas l’amour parfait et plénier de nos saints pères pour Dieu. Rien ne séparera de l’amour de Dieu ceux qui L’aiment sincèrement d’un amour pur, sans compromis et sans hypocrisie : ni enfants, ni femme, ni frère, ni famille, ni or, ni pouvoir. Car il aimait sincèrement Dieu, Abraham n’épargna pas son fils Isaac, quand Il le pria de le Lui sacrifier : il obéit et fit ce qui lui était demandé. Les saints martyrs ont préféré l’amour de Dieu à la vie temporaire, supportant patiemment les tourments et répandant leur sang. A cause de leur amour de Dieu, ils illustrèrent par leur vie ces paroles de l’apôtre Paul : « Qui nous séparera de l'amour de Christ? Sera-ce la tribulation, ou l'angoisse, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou l'épée? Car j'ai l'assurance que ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni les choses présentes ni les choses à venir, ni les puissances, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur » (Rm 8, 35, 38-39).
Mes enfants, c’est maintenant notre tour. Ayant méprisé l’amour du monde et renoncé à le servir, ayant suivi le Seigneur Jésus Christ, nous devons L’aimer plus que nos parents, plus que nos frères, que nos enfants et que tous les autres, afin d’obéir au commandement et de pratiquer les vertus, imitant les saints.
Mes enfants, fuyez le péché, soyez patients jusqu’à la mort, observez les commandements du Seigneur. N’écoutez pas les suggestions de l’ennemi [du genre humain], qui vous pousse à enfreindre la volonté divine, en commençant par les plus petits commandements. En enfreignant l’un d’eux vous attirez sur vous la colère de Dieu.
Je veux, mes enfants, que vous soyez toujours les temples de Dieu qui vit en vous (cf 1 Co 6, 19). Que vous aimiez toujours votre prochain, qu’aucun de vous n’ait de rancune et de haine contre son frère, car le cœur qui contemple le mal et la haine ne peut être le tabernacle de Dieu. Vous savez que si vous vous aimez les uns les autres, alors Dieu demeurera en vous (cf Jn 13,35). Aimez-vous donc les uns les autres, pour acquérir les qualités des vertus de votre rang monastique tous les jours de votre vie.
Écartez de votre face le voile des ténèbres, qui empêche de voir la douceur [de la vie en Christ]. Aimez le prochain, découvrez la beauté de cette vertu. Entendez l’apôtre Paul vous dire : « Vous êtes les temples du Dieu vivant » (II Co 6,16). Gardez cette parole dans vos cœurs et ne jugez pas le prochain, ne l’affligez pas, afin de ne pas susciter la colère de Dieu qui vit en lui. Car les honneurs que l’homme rend à son frère, il les rend au Christ, auquel est la gloire !
Honorez aussi le pauvre et le nécessiteux, car Il enseigne : « Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites » (Mt 25,40). Je vous en prie, éloignez-vous de qui sème la discorde et le jugement, causant la perte de votre âme. L’âme qui s’interdit la discorde, qui rejette la cupidité et qui renonce aux concupiscences du siècle brille comme le soleil, car elle s’affranchit du péché. Si elle est assaillie du désir de juger, de semer la discorde, si l’envie, le désir d’amasser et autres mauvaises actions la tentent, la grâce la quitte.
Vous savez que le sage, s’il tombe une fois dans un trou, fera tout pour ne pas y retomber. Sachez aussi que, de même que le serpent s’est fait le réceptacle de l’ennemi, qu’Adam est tombé et a connu la mort par lui, les mauvaises actions sont les portes de l’ennemi, par lesquelles l’âme de l’ascète périt. Veillez donc à ne pas devenir réceptacle de satan.
Mes enfants, veillez sur vos âmes, afin que vos cœurs restent purs ; évitez toute impureté, car il est aujourd’hui beaucoup de loups, désirant la perte des brebis innocentes.
Si l’un de vous a commis une faute et blessé le cœur de son frère par la parole, s’il a semé la discorde, il doit immédiatement s’en repentir et ne pas recommencer pour ne pas attiser le feu [des passions]. Qui entend un jugement contre un de ses frères doit immédiatement le justifier pour que la paix et l’amour règnent entre vous, et que les paroles de notre Sauveur portent en vous de bons fruits. Bienheureux les artisans de paix, car ils sont fils du Dieu Très-Haut (cf Mt 5,9).
Sachez aussi, mes enfants, qu’en vérité le mystère divin est contenu dans le cœur humain. Quand le cœur est impur et que ses intentions sont impures à l’égard de son prochain, il ressent son impureté, si cachée soit-elle.
Il en va de même pour la charité. Si le cœur de votre frère vous aime, vous le sentez, de même que vous ressentez l’amour que vous lui portez en réponse. Ainsi, que votre âme soit attentive, que votre cœur soit pur.
Qui est troublé par les paroles d’un frère et ne sait s’il dit vrai ou faux, ne doit pas cacher son trouble dans son cœur, ni encore moins lui dire de bonnes paroles, enfouissant sa rancœur au fond de soi. Un cœur impur engendre une haine violente et suscite la colère de Dieu. C’est pourquoi, qui entend son frère dire des paroles qui troublent son cœur, qu’il lui en fasse immédiatement la remarque. S’il n’agit pas ainsi, la haine grandira peu à peu en lui, amenant à la mort, dans cette vie et dans le siècle à venir.
Mes enfants, qui supporte des afflictions mais ne les accepte pas et ne s’y résigne pas, périra [pour la vie éternelle]. Il sera frappé par des tourments, deviendra amer, triste, abattu et inquiet. La pratique spirituelle est semblable à la voie royale, gardée jour et nuit par des veilleurs. Qui choisit cette voie et s’y tient strictement est en sécurité. Le négligent, l’égoïste, le désobéissant se choisit une voie difficile et fatigante. En la suivant, il s’épuise et risque de périr car les brigands le guettent. Ainsi, qui s’est écarté de la voie royale, ayant succombé à la tentation, qu’il se relève et se corrige. Quant à celui qui rejette la voie royale et en choisit volontairement une autre, il n’y a pour lui ni excuse, ni remède.
Je vous implore de tout cœur : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère » (Eph 4,26). Aucun de vous ne doit se coucher en gardant de la rancœur contre son frère. Si la mort venait le frapper durant la nuit, il retournerait au Seigneur avec un cœur souillé et des pensées impures, il perdrait tous ses travaux, la paix [de l’âme] et la vie à venir [avec le Christ]
Mes enfants, je vous souhaite de vous multiplier au service des saints[1] et des malades, de leur faire plus de bien. Sachez que chacun de vos efforts vous sera compté, que ce soit un service, la prière, les métanies, les larmes ou le jeûne. Même un mot prononcé avec l’amour de Dieu, toute manifestation de vertu vous sera comptée comme un bien. N’ayez pas peur, mes enfants, car notre Sauveur ne nous veut aucun mal, et chacun de nos bienfaits Lui sera révélé lorsque viendra l’heure pour notre âme de se séparer du corps.
Bien-aimés, n’imitez pas ceux qui mangent, boivent et dorment immodérément, mais imitez plutôt ceux qui travaillent et acceptent tout au nom du Seigneur. Faites donc votre ouvrage avec zèle et aimez les difficultés. Que la fatigue corporelle vous soit une joie et une consolation. Ne vous en affligez pas, et ne travaillez pas par contrainte, mais de bon cœur.
Que celui qui a soif d’ascèse y aspire avec un cœur joyeux, sans paresse. Béni est celui qui travaille la joie au cœur, car les portes du paradis s’ouvrent pour lui.
Qui se soumet à la faiblesse du corps, devient bientôt étranger aux principes des vertus, préparées pour ceux qui se fatiguent sincèrement. Qui doute de la résurrection [des morts] est incapable de recevoir les dons célestes, n’ayant rien d’autre en lui que la tristesse et des ténèbres infinies.
A quoi servent à l’âme les brèves consolations de la nourriture, de la boisson, du luxe excessif, s'il doit périr dans les tourments éternels (cf Lc 12,16-21) ?
Qui acquiert une vertu et en laisse une autre est semblable à un homme qui, ayant pris un vase rempli d’huile et négligeant de remarquer qu’il est troué, se met en route [de nuit][2]. Il ne parvient pas à son but, car le vase est bientôt vide. Il en va de même de toute personne qui observe un commandement, mais néglige les autres : sa fatigue est vaine.
Veillez à ne pas laisser la paresse vous envahir. Ne vous laissez pas tenter par de vaines rêveries, pour ne pas être semblable à qui fait l’aumône et, étant paresseux, se croit déjà exempt de l’accomplissement des autres commandements. Ou à celui qui croit qu’il sera sauvé uniquement parce qu’il a nourri quelqu’un ou donné l’hospitalité, qu’il a visité un malade ou un prisonnier, sans avoir observé aucun des autres commandements. Ou à celui qui prie jour et nuit, mais n’a ni amour, ni miséricorde et enfreint les autres commandements. Ne soyez pas comme celui qui jeûne perpétuellement et se prive de tous les biens terrestres, sans s'exercer aux autres commandements. Ni comme celui qui, étant paresseux, aspire à l’abstinence et à la pauvreté, étant certain qu'il sera sauvé par sa chasteté et par son esprit de pauvreté. Ou comme celui qui, ayant la pureté physique, ne se garde pas des mauvaises pensées, des disputes et de l'envie, et croit que sa pureté corporelle lui vaut déjà le Royaume des cieux.
Ainsi, qui n’observe que certains commandements ne sera sûrement pas sauvé par eux, car les commandements sont semblables à une chaîne : il suffit qu’un maillon manque pour qu’elle soit brisée. Qui méprise ne serait-ce qu’un seul commandement, perd tous ses travaux !
Mes enfants, souvenez-vous de ces paroles, recevez-les et gardez-les dans vos cœurs, car viendra un temps où le Seigneur vous redemandera le fruit de mes paroles, et vous confirmerez que je vous les ai dites. Que mes paroles ne soient pas une occasion de jugement, car elles n’ont pour fin que votre salut et votre bien.
Ayant soin, mes enfants, du salut de vos âmes, et adressez-vous au Seigneur avec une contrition pure, sans mensonge, avec larmes et supplication.
Reconnaissez vos faiblesses, ne soyez pas semblables aux animaux sans raison, ni sagesse qui, étant tombés dans une ornière, y retombent de nouveau. Sachez que la pénitence est établie et préparée pour vous, qu’elle découvre toutes les vertus à qui les cherche. Car de même que le repentir est grand, de même est grande son issue éternelle de béatitude. Qui s’exerce à la pénitence, sans que son cœur cesse d’y aspirer, recevra une grande récompense et parviendra au Royaume des cieux.
La contrition, la confession de tous ses péchés, du corps et de l’âme, est la clé de toutes les vertus et le principe de toute justice. Qui l’acquiert se trace la voie de l’accomplissement des commandements et devient semblable à l’homme fidèle, ayant bâti sa maison sur le roc (cf Mt 7,24-25).
Mes enfants, je prie le Seigneur qui prend soin de vous de ne pas permettre que vous soyez soumis à la tentation, ou que vos âmes tiédissent à cause de la négligence de vos cœurs, car la tiédeur éloigne du repentir et prive de la pénitence. Tant que vous vivez dans vos corps, soyez fermement attachés à la pénitence, ne lui permettez pas de s’écarter de vous.
Rappelez-vous qu’en renonçant à la pénitence et à la miséricorde, on s’éloigne du Royaume céleste.
Le jeûne est lié à plusieurs vertus que vous connaissez tous, mais elles ne portent de fruit qu’ensemble. Soyez attentifs, ne négligez pas le jeûne, et les ennemis qui nous envient et qui aspirent à annihiler nos vertus, n’auront plus la force de nous faire du mal. Plus nous négligerons le jeûne, plus grand sera le mal qu’ils nous feront.
C’est pourquoi, pendant le khamsin[3], si vous ne pouvez jeûner et vous prosterner, veillez et lisez avec zèle l’Écriture Sainte. Accomplissez votre ministère avec rigueur et crainte [de Dieu], ne manquez pas la fréquentation de l’église. Sachez que l’ange du Seigneur sait par grâce spéciale qui est digne [dans sa vie spirituelle], et qu’il s’en réjouit et le bénit. Il s’afflige et pleure sur les indignes.
Mes enfants, soyez attentifs à ne pas vous approcher des Saints Mystères si vous craignez, pour quelque raison, qu’ils servent à votre condamnation et à votre perte (cf I Co 11,29-30). Ne soyez pas en retard à l’office divin, écoutez les psaumes, les cantiques de louange et l’Écriture Sainte avant de vous approcher pour communier au Corps du Christ et à Son Sang vivifiant. Ce sacrement chasse de vos âmes toutes les forces des ténèbres et purifie vos cœurs de toute impureté, selon le mot du Sauveur : « Qui mange ma chair et boit Mon Sang demeure en Moi et Moi et lui » (Jn 6,56).
Quant aux négligents qui s'obstinent à ne pas recevoir le Corps et le Sang du Christ, les forces du mal triomphent d’eux. Elles souillent leur cœur et éloignent d'eux la grâce du Seigneur.
Ainsi, ne laissons en nous ni vices, ni souillures qui empêchent de communier aux Saints Mystères avec un cœur et une âme purs. Unissons-nous toujours au Christ, car c’est par lui que nous sommes libérés du pouvoir des ennemis.
Veillez en esprit, que la foi emplisse [vos cœurs], afin que vous puissiez vous approcher du Seigneur avec un cœur pur et de bonnes œuvres, sans faire acception de personne, pour entrer dignement à la Jérusalem céleste et recevoir les couronnes incorruptibles. Béni soit celui qui trouvera notre Sauveur Jésus Christ, à qui revient la gloire avec Son Père et Son Saint Esprit dans les siècles des siècles. Amen. »
Il conclut ensuite : « Frères, pleurons ensemble, et que les larmes coulent de nos yeux maintenant, avant que nous n’allions là où elles brûlent en vain nos corps. »
Alors, saint Macaire pleura, et tous pleurèrent avec lui et tombèrent la face contre terre en disant : « Père, prie pour nous. »
Notes
[1] Ici, les frères de la communauté monastique.
[2] Il s’agit de lampes à huile, utilisées dans l’Antiquité pour les voyages de nuit. La parabole des vierges sages utilise la même image (Mt 25,1-13).
[3] Le khamsin, tempête de sable de 50 jours, s’accompagnant d’une chaleur épuisante. En Égypte, ce phénomène se produit généralement au printemps, tombant souvent pendant le Grand Carême.