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«LA TROISIEME ROME ». DE L’ESCHATOLOGIE AU MY…

«LA TROISIEME ROME ». DE L’ESCHATOLOGIE AU MYTHE POLITIQUE 

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Pavel Kouzenkov, docteur en sciences historiques, spécialiste en histoire ecclésiastique et en chronologie historique. Maître de conférences à la faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou et au Séminaire « Sretenski », professeur à l’Académie de théologie de Moscou.

« Moscou – Troisième Rome ». Cette formule est souvent employée, dans différents contextes. Pour les uns, elle exprime les prétentions de la Russie au statut de grande puissance mondiale ; pour d’autres, elle veut justifier la position dominante du Patriarcat de Moscou ; d’autres, enfin, y voient l’expression d’un lien de continuité entre l’Empire romain, Byzance et la Russie. Pourtant, l’étude de l’histoire de cette « formule » permet d’en dégager le sens profond, exempt de toute idée de domination politique ou de recherche d’un statut exceptionnel pour l’Église orthodoxe russe. La source du concept de « Troisième Rome », profondément mystique, est à chercher dans l’eschatologie biblique.

LES EMPIRES MONDIAUX SELON LE PROPHÈTE DANIEL 

Depuis le livre du prophète Daniel, dans l’Ancien Testament, l’histoire de l’humanité est souvent représentée comme une succession « d’empires mondiaux ». Ce livre relate la vie et les prophéties de saint Daniel, un juif ayant vécu pendant la captivité de Babylone et servi à la cour du roi Nabuchodonosor II (ou Nebucadnetsar 605-562 av. JC) et à celle de ses successeurs. Le livre de Daniel raconte, notamment, comment le prophète interpréta le songe de Nabuchodonosor sur le colosse aux pieds d’argile (Dan 2,1-49). Le roi de Babylone avait eu un rêve étrange et inquiétant, dont aucun de ses sages n’avait pu pénétrer le sens. Daniel non content de redire à Nabuchodonosor le rêve qu’il avait eu, lui en expliqua la signification : la tête d’or du colosse, la poitrine d’argent, le ventre d’airain et les jambes de fer, les pieds en partie d’argile symbolisaient des royaumes qui se succédaient. La pierre tombée de la montagne « sans le secours d’aucune main » et ayant mis en pièce la statue représentait le royaume établi par Dieu, « qui ne sera jamais détruit ». Le 7e chapitre du même livre rapporte un songe de Daniel lui-même (Dan 7,1-28). Le prophète vit quatre bêtes sortant de la mer : un lion aux ailes d’aigle ; un ours à trois défenses, un léopard à quatre ailes et quatre têtes, et un monstre aux dents de fer, doté de dix cornes. Du milieu de ces cornes surgit une nouvelle, qui en écrasa trois autres. Et cette corne avait « des yeux comme des yeux d'homme, et une bouche, qui parlait avec arrogance ». Ensuite, l’ancien des jours s’assit sur un trône de feu, vêtu de vêtements blancs, « les juges s'assirent, et les livres furent ouverts ». Le monstre à la corne parlante fut tué et brûlé, le pouvoir fut retiré aux autres animaux.  Daniel vit « sur les nuées des cieux » « quelqu'un de semblable à un fils de l'homme; il s'avança vers l'ancien des jours, et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, la gloire et le règne; et tous les peuples, les nations, et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera jamais détruit. »

Un de ceux qui siégeaient expliqua à Daniel : « Ces quatre grands animaux, ce sont quatre rois qui s'élèveront de la terre; mais les saints du Très Haut recevront le royaume, et ils posséderont le royaume éternellement, d'éternité en éternité. »

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Les prophéties de Daniel suscitèrent un vif intérêt, d’autant que le prophète avait indiqué exactement l’époque de l’avènement du Christ (Dan 9,25-26). Les quatre royaumes décrits s’inscrivaient dans l’histoire universelle : le royaume babylonien (le lion d’or) céda la place à l’Empire de Perse (l’ours d’argent). La Perse fut intégrée à l’Empire grec d’Alexandre de Macédoine, divisé après la mort de ce dernier (le léopard de bronze à 4 têtes). Ensuite, le puissant Empire romain réunit presque tout l’univers dans une étreinte de fer. Au contraire des précédents, il n’était pas dirigé par une ethnie dominante (ce que symbolise la bête inconnue) ; le mélange d’argile et de fer s’expliquait facilement par le brassage progressif entre les guerriers romains et les peuples soumis. Les cornes pouvaient symboliser les empereurs luttant pour le pouvoir, tandis que la « bouche parlant avec arrogance », « faisant la guerre aux saints » annonçait, naturellement, la venue de l’Antéchrist, après quoi adviendrait le Royaume de Dieu.

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C’est l’interprétation, devenue très populaire, que donna du livre de Daniel saint Hippolyte de Rome au IIIe siècle. Hippolyte, ayant calculé la durée des anciens royaumes, en déduisit la durée supposée de la domination romaine, à laquelle il donne 500 ans. Fait singulier, entre la naissance de l’Empire romain sous Auguste (30 av. JC) et sa chute sous Romulus Augustus (476), il s’écoula effectivement 506 ans. Cependant, seule la partie occidentale de l’Empire romain tomba. Sa partie orientale, connue sous le nom de Byzance, résista encore près de 1000 ans.

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LA NOUVELLE ROME : CONSTANTINOPLE 

En 324, Constantin le Grand, premier empereur chrétien, réunit l’Orient et l’Occident sous son pouvoir. Presque immédiatement, il entreprit de construire une nouvelle capitale, Constantinople, la Nouvelle Rome. Elle devait prendre le relais de l’ancienne Rome comme centre politique de l’univers. Désormais, l’empire était chrétien et ses dirigeants ne se reconnaissaient plus que comme les vicaires du Roi céleste. Dans la sphère sacrée, l’État cédait la place à l’Église du Christ, dont les primats formaient une hiérarchie composée des évêques des cinq sièges les plus vénérés, les « patriarches universels ».

Constantinople était souvent désigné du nom de Byzance, l’ancienne localité qu’elle avait remplacée, d’où la dénomination familière d’Empire byzantin pour désigner l’Empire d’Orient. Les Byzantins eux-mêmes se nommaient « Romains » et ne doutaient pas de continuer à vivre dans l’Empire romain. Autrement dit, dans ce dernier royaume, qui devait précéder le second avènement du Christ et l’établissement du Royaume de Dieu éternel. De cette croyance découlait le « programme politique » de l’empire chrétien : ses dirigeants terrestres devaient préparer le peuple qui leur était confié à accueillir le Christ, car, au Jugement dernier, ils répondraient personnellement de la moralité de leurs sujets. Ceci explique pourquoi la majorité des empereurs accordait tant d’importance aux questions religieuses et se souciait tant de l’Église. De la pureté des dogmes et de la piété du clergé dépendait la prospérité de l’État et des citoyens.

Les défaites militaires et les désordres internes étaient perçus par la conscience chrétienne dans une perspective eschatologique : comme des épreuves devant conforter le peuple du Christ dans sa fidélité à Dieu. Mais la situation de l’État empirait. A compter du VIIe siècle, l’Orient se retrouva sous la domination d’une nouvelle religion, l’islam. L’Occident, tombé au pouvoir des peuples germaniques, se regroupa autour du pape, unique légitime Vicaire du Christ. Séparé du monde grec, cet allié récalcitrant devint bientôt le concurrent irréconciliable de Byzance orthodoxe. La nouvelle Rome se retrouva isolée. Lorsque les Grecs, imbus d’un nationalisme héllénistique renaissant, se furent aliénés leurs voisins bulgares et serbes, malgré une foi commune, les jours de l’empire se trouvèrent comptés.

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Désespérant de sauver l’État, les empereurs byzantins et les politiques ecclésiastiques résolurent par deux fois de se tourner vers l’Occident, acceptant les conditions dictées par Rome lors des unions de Lyon (1274) et de Florence (1439). Ni le premier, ni le second de ces compromis n’apportèrent les résultats escomptés en politique étrangère. Bien plus, ils suscitèrent de vives protestations à l’intérieur du pays. L’historien byzantin Ducas décrit ainsi les résultats de l’union de Florence :

« Les hiérarques à peine descendus de trière, la population de Constantinople, à son habitude, les accueillit et les interrogea : « Où en sont nos affaires ? Comment s’est passé le concile ? Avons-nous remporté victoire ? » Mais eux répondirent : « Nous avons vendu notre foi, nous avons échangé la piété comme l’impiété, nous avons trahi l’offrande pure et nous sommes fait azymes. » (...) A ceux qui leur demandait : « Pourquoi donc avez-vous signé ? », ils répondaient : « Parce que nous avions peur des Francs. » On leur demandait alors si les Francs avaient torturé l’un des leurs, s’ils avaient été battus ou jetés en prison. « Non. » « Alors, pourquoi ? » - « La main elle-même a signé, répondaient-ils, qu’elle soit coupée ! La langue elle-même a approuvé, qu’elle soit arrachée ! » Ils ne pouvaient rien dire d’autre. Car certains hiérarques avaient dit, au moment de la signature de l’accord : « Nous ne signerons pas tant que vous ne nous aurez pas donné assez d’argent ». On le leur donna, et ils trempèrent leur plume. De très fortes sommes d’argent leur avaient été remises, et chacun des pères en avait reçu dans sa main. Ensuite, ils se repentirent de leur acte, mais ne rendirent pas l’argent. Et ils reconnurent qu’ils avaient vendu leur foi, qu’ils avaient commis un péché plus grave que jadis Judas, qui, lui, avait rendu les pièces d’argent. Le Seigneur le vit et les rejeta. Il leva son feu sur Jacob et Sa colère se déversa sur Israël. » (Krassavina S. K. Doukas i Sgrandzi ob unii pravoslavnoï i katolitcheskoï tserkveï [Doukas et Sfrandzi sur l’union des églises orthodoxe et catholique]// Vizantiïski vremennik, 1973, t. 27, p. 145)

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LE STARETS PHILOTHÉE DE PSKOV ET SA « FORMULE » 

La chute de Byzance, en 1453, représentait pour les contemporains un événement terrible, mais logique et depuis longtemps prévisible. Une partie de l’élite byzantine reconnaissait même « que le turban turc valait mieux que le chapeau latin ». Lorsque les armées de Mekhmet II firent irruption dans Constantinople, qui se défendait avec acharnement, beaucoup y virent un châtiment que la trahison à l’orthodoxie leur avait mérité.  

Au milieu du XVe siècle, il ne restait plus d’États orthodoxes. La nouvelle Rome était tombée sous la coupe des Turcs. Les Ottomans avaient depuis longtemps envahi la Bulgarie, la Serbie, la Valachie, la Moldavie. Trébizonde et la principauté de Théodoros, en Crimée, derniers îlots du monde byzantin, tombèrent en 1461 et en 1475. Restaient la Géorgie et la Rus’. Mais, morcelées, elles vivotaient sous le joug de puissances musulmanes. Qui ramasserait l’étendard du Dernier Royaume ? Partout, beaucoup pensaient que la plénitude des temps était venue, que le monde était à la veille du second avènement, d’autant qu’approchait l’an 7000 de la création du monde, suivant la chronologie en usage, année mystique redoutée.

Tous, pourtant ne partageaient pas les dispositions apocalyptiques de ceux qui attendaient sans broncher la fin du monde. Certains hiérarques se tournèrent vers le seul endroit du monde orthodoxe où l’union de Florence avait été ouvertement condamnée par les dirigeants et par l’Église. Dans les années 1460, le patriarche Joachim de Jérusalem entreprit le lointain voyage de Moscou, comprenant qu’il était vain de compter sur l’Occident contre les Turcs, en échange de l’union. Joachim mourut en Crimée, sans avoir pu atteindre Moscou. Bientôt, une longue suite de suppliants venus de tout l’Orient chrétien prit la route de la Rus’. Chez les penseurs russes, la conscience d’un rôle particulier du royaume de Moscou s’affermit.

En 1472, le grand prince de Moscou Ivan III Vassiliévitch épousa Sophie (Zoé), nièce du dernier empereur byzantin Constantin Paléologue. Peu après, la Russie moscovite refusa définitivement de payer le tribut à la Horde, et, en 1493, Ivan III prit le titre de souverain de toutes les Russies. L’an 7000 tant redouté passa et le début du millénaire suivant de la création du monde fut marqué par la montée fulgurante d’une nouvelle puissance orthodoxe, l’État russe. 

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Spiridon-Savva, auteur de « l’Épître des dons du Monomaque » (vers 1503), place dans la bouche de l’empereur Constantin Monomaque, au XIe siècle, ces paroles adressées à son petit-fils, le prince russe Vladimir Monomaque : « Que les Églises de Dieu demeurent sans trouble, que toute l’Orthodoxie demeure en paix sous le pouvoir de notre royaume et de ta libre souveraineté dans la Grande Russie. Désormais, tu seras appelé roi couronné, couronné de cette couronne royale de la main du métropolite Néophyte et de ses évêques. » De façon caractéristique, l’empereur ne cède ni son titre, ni sa place centrale de protecteur du monde orthodoxe. Mais il adjoint à son ministère le prince russe, reconnu comme tsar « libre et souverain » de la Grande Russie. C’est précisément ce titre qu’Ivan le Terrible « rétablit » en 1547 au moment de son célèbre couronnement.

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Le texte le plus connu, où s’exprime au mieux cette conception de la mission nouvelle de l’État moscovite, est l’épître du moine Philothée, du monastère Saint-Eléazar de Pskov, au clerc Michel Missiour-Mounekhine, rédigée en 1523. Le moine savant termine sa lettre (consacrée à une réfutation des prédictions des astrologues occidentaux, un thème d’une grande actualité à l’époque) révélant à son correspondant « quelque chose de caché » : « sur le royaume orthodoxe de notre très éclairé et très éminent souverain » (Il s’agit du grand-prince Basile III).

« Sache, ami du Christ et ami de Dieu, que tous les royaumes chrétiens sont arrivés à leur fin et se rassemblent dans l’unique royaume de notre souverain, c’est-à-dire le royaume romain, suivant les livres prophétiques. Deux Romes sont tombées, la troisième est debout, et il n’y aura pas de quatrième. L’apôtre Paul mentionne souvent Rome dans ses épîtres, et il est dit dans les commentaires : « Rome est le monde entier ». Vois, élu de Dieu : tous les royaumes chrétiens sont emplis d’infidèles ; seul tient le royaume de notre souverain, par la grâce du Christ. Il convient à celui qui règne de s’en tenir à cela avec grande crainte en invoquant Dieu, de ne pas espérer en l’or et en la richesse qui passent, mais en Dieu qui donne tout. »

Le sens véritable de la « formule de Philothée » est contenu dans ces derniers mots : une responsabilité morale écrasante – le poids de la « Troisième Rome », du dernier royaume terrestre – pèse sur le souverain russe. Responsable du monde entier, il doit régner « avec grande crainte », mettant son espoir non dans les biens terrestres, mais dans l’aide de Dieu.

Contrairement à une opinion répandue, les grands-princes et les tsars russes ne se sont jamais prétendus héritiers de Byzance. Le mariage d’Ivan III avec Sophie Paléologue, nièce du dernier empereur de Constantinople Constantin XI, n’a eu aucune incidence sur le plan juridique, car l’héritier du trône était le frère de Sophie, André, qui vendit ses droits au roi de France Charles VIII (puis, plus tard, à Ferdinand d’Espagne). Ainsi, si Moscou était qualifiée d’héritière de la Seconde Rome, il s’agissait uniquement d’un héritage spirituel, de la charge mystique du « dernier royaume ».

JÉRÉMIE DE CONSTANTINOPLE ET LE PATRIARCAT MOSCOVITE 

Illustration_9.jpgLe concept de « Troisième Rome » n’a pas été repris dans les actes et les documents officiels russes. Visiblement, les souverains se montraient prudents sur cette thèse. Mal comprise, elle pouvait être interprétée comme une prétention à la succession politique de Byzance, ce qui aurait inévitablement envenimé les rapports avec l’Empire ottoman. Or, une guerre avec le puissant sultan ne faisait pas partie des projets des souverains russes, bien que leurs « partenaires » occidentaux les y poussassent, de même que de nombreux Grecs, rêvant d’être libérés du joug ottoman. 

De façon suprenante, la formule de Philothée n’est reproduite pratiquement qu’une seule fois, et ce dans un document officiel émanant d’un hiérarque grec, le patriarche de Constantinople Jérémie II. La charte qu’il signa en 1589, entérinant l’érection du siège patriarcal en Russie, proclamait à l’adresse du tsar Fédor :

« La vieille Rome est tombée à cause de l’hérésie d’Apolinaire, la seconde Rome, c’est-à-dire Constantinople, a été prise par les enfants des Agaréniens, les Turcs infidèles ; mais ton grand royaume de Russie, ô pieux tsar, les a surpassées en piété, et tous les pieux royaumes sont rassemblés dans le tien ; tu es sous le ciel le seul à te proclamer le tsar chrétien de tout l’univers, de tous les chrétiens. »

L’IDÉE DE « TROISIÈME ROME » DANS L’EMPIRE RUSSE 

Sous Pierre le Grand, l’idéologie changea radicalement. Pierre n’aimait pas Byzance qui, selon lui, avait péri à cause de la bigoterie de ses dirigeants et de son dédain de l’art militaire. Son idéal n’était pas la seconde Rome, mais la première, comme en témoigne l’adoption du titre d’empereur et l’institution du Sénat. Si l’Empire russe continuait à prétendre au rôle de leader dans le monde chrétien, cette prééminence avait perdu sa dimension mystique de « dernier royaume ». 

Illustration_10.jpg Au XIXe siècle, le concept de Troisième Rome et son sens eschatologique original semblent oubliés. Mais, en 1849, alors que Nicolas I est au sommet de sa politique étrangère, le diplomate russe Fiodor Tiouttchev, âgé de 45 ans, rédige son poème « Géographie russe », qui contient une allusion biblique au « dernier royaume » :

Sept mers intérieures et sept grandes rivières
Du Nil à la Neva, de l’Elbe à la Chine,
De la Volga, de l’Euphrate, du Gange au Danube,
Voilà l’empire russe... et jamais il ne mourra,
Comme l’Esprit l’a prévu et Daniel l’a prédit (Traduction Jacky Lavauzelle)

La guerre de Crimée mit un terme brutal à ces espoirs de grandeur impériale. Mais l’idée du patrimoine byzantin continua à travailler les esprits de nombreux publicistes russes, prenant la forme d’un nouveau rêve : remettre la croix sur le dôme de Sainte-Sophie.

La politique de la Russie n’en restait pas moins très pragmatique. Prendre Constantinople, contrôler les détroits constituait une nécessité exclusivement géopolitique et économique. L’idée mystique du Dernier Royaume était plutôt étrangère à l’empire des Romanov, qui s’orientait généralement sur des modèles occidentaux. Sous Nicolas II, pourtant, on observe un certain regain d’intérêt pour la tradition politique byzantine, mais il s’agit d’un dernier sursaut avant la catastrophe de 1917 et le bouleversement radical du système idéologique.

« LA TROISIEME ROME » DANS LE CONTEXTE ACTUEL

Le concept « Moscou – Troisième Rome » a souvent été agité comme épouvantail politique par les dirigeants des États européens, désireux d’effrayer leurs peuples. Il agaçait particulièrement les Grecs, lesquels rêvaient eux-mêmes de restaurer Byzance. Les idéologues du nationalisme grec mélangeaient curieusement la formule du moine russe de jadis aux idées du « panslavisme . Ils accusaient la Russie de vouloir établir sa domination dans le monde en s’appuyant sur les peuples slaves, au détriment, naturellement, des Hellènes, pourtant authentiques héritiers de la Nouvelle Rome. Si ces craintes n’étaient pas sérieusement fondées, de nombreux publicistes grecs soupçonnaient et soupçonnent toujours la Russie de vouloir « usurper » le patrimoine byzantin, et l’Église russe de chercher à évincer les patriarcats antiques.

Pourtant, le Patriarcat de Moscou n’a jamais prétendu au rôle de « chef » de l’Orthodoxie. Même aux temps de Staline, au moment des événements bien connus de 1945-1948, le projet de « redécouper » l’orthodoxie mondiale au profit de l’Église russe, bercé par les dirigeants soviétiques pour servir leurs objectifs en politique étrangère, ne trouve d’écho ni dans les déclarations officielles, ni dans les actes de la hiérarchie de l’Église orthodoxe russe, qui avait pleinement conscience des conséquences néfastes de ce projet aventureux pour l’unité panorthodoxe (Les documents officiels de ces années sont consultables dans les archives de la « Revue du Patriarcat de Moscou »,(http://www.jmp.ru/ymarh4354y.php?y=54)).

De nos jours, aucun acte, aucun document, aucune déclaration des représentants de l’Église orthodoxe russe ne contient la moindre allusion au désir de soumettre les Églises autocéphales et de s’élever au-dessus d’elles. Ce fait, de même que le caractère obsolète de l’idée de « Moscou – Troisième Rome » appliquée à la situation ecclésiastique et politique contemporaine, a été souligné plus d’une fois par les présidents du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou : par le métropolite Cyrille, aujourd’hui patriarche de Moscou et de toute la Russie, comme par le métropolite Hilarion ( http://edinstvo.patriarchia.ru/db/text/5592012.html (Lettre à Méliton, métropolite de France, 23 décembre 2004),  https://regnum.ru/news/society/2665491.html (interview du 13.07.2019); https://www.trtrussian.com/life/doktrina-moskva-tretij-rim-davno-ustarela-mitropolit-ilarion-3937820 (interview du 04.12.2020); https://www.kathimerini.gr/opinion/interviews/561193309/vathy-to-schismastin-orthodoxia/ (interview du 13.12.2020)).

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Cependant, le mirage de la « menace slave » s’est montré si tenace qu’il a même incité les commentateurs grecs à renoncer à l’emploi du terme historique de « Russikon » (Ῥωσικόν) pour désigner le monastère Saint-Pantéléimon du Mont Athos. Dans le conflit destructeur qui l’oppose aujourd’hui au Patriarcat de Moscou sur l’Ukraine, le patriarche Bartholomée de Constantinople et ses sympathisants cherchent à jouer la carte de « la solidarité hellénistique », invitant instamment les hiérarques grecs des autres Églises locales à se ranger à leur position manifestement non conforme aux canons.

Les phobies et les soupçons, qui, hélas, déterminent la politique de Constantinople, destructive pour l’orthodoxie, s’expliquent essentiellement par une mécompréhension totale de l’idée de « Moscou – Troisième Rome », que certains hiérarques grecs qualifient de « bavardage », « d’offense » et de « blasphème », parlant même de « théorie satanique et impérialiste » ( http://edinstvo.patriarchia.ru/db/text/5592012.html (Lettre du secrétaire général du Saint-Synode du Patriarcat de Constantinople, le métropolite de France Méliton, 27.05.2004.),  https://ahilla.ru/mitropolit-korejskij-amvrosij-rpts-i-russkoe-gosudarstvo-prodvigayut-ideyu-moskvat... (Interview du métropolite Ambroise de Corée (Patriarcat de Constantinople) au portail The Orthodox World)). 

Le starets Philothée, en proposant il y a 500 ans cette formule, ne faisait que constater une réalité historique de son époque : hormis la Russie moscovite, tous les États orthodoxes avaient été rayés de la carte et toutes les Églises autocéphales (y compris le Patriarcat œcuménique de Constantinople) étaient soumis à l’autorité de dirigeants hétérodoxes. Surtout, le concept même de Dernier Royaume, ni alors, ni par la suite, ne renvoyait à une prétention de la Russie à l’héritage politique byzantin ou, encore moins, à l’hégémonie. 

Au contraire : la Troisième Rome était l’image mystique du « dernier royaume » de l’histoire universelle, une responsabilité morale exceptionnelle pesant sur ses dirigeants. Devant répondre du sort de l’humanité, il leur fallait mettre leur espoir non dans les richesses qui passent, ni en la force ou en la gloire de « ce siècle », mais uniquement en Dieu. 


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Pavel Kouzenkov
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