Les bolcheviks, le schisme des rénovateurs et le prolétariat de Constantinople
Mikhaïl Chkarovski, docteur en sciences historiques, directeur de recherches, directeur des Archives centrales d’Etat de Saint-Pétersbourg, enseignant à l’Institut culturel d’Etat de Saint-Pétersbourg, professeur à l’Académie de théologie de Saint-Pétersbourg, membre du Conseil scientifique de l’Institut d’études comparées sur l’Église et l’État à Berlin.
Les patriarches de Constantinople commencèrent à collaborer avec les bolcheviks quelques années après octobre 1917, cette coopération étant profitable aux uns comme aux autres. Les bolcheviks espéraient obtenir de Constantinople la légitimation des rénovateurs de « l’église vivante » ; le Phanar, de son côté, cherchait à se protéger de la pression des Turcs, eux-mêmes intéressés à l’établissement de rapports stables avec l’URSS. L’Église orthodoxe russe se retrouvait ainsi piégée à l’intérieur de ce triangle. Nous énumérerons ci-après les étapes des contacts entre les bolcheviks et Constantinople pendant la décennie ayant suivi le coup d’État d’octobre.
Coopération indirecte
20 Novembre 1918
Le Commissariat du peuple aux Affaires étrangères interdit la réquisition ou la nationalisation de la maison de la Représentation du patriarche de Constantinople en Russie (Moscou, ruelle Krapivenski, 4).
2 Décembre 1918
Le Département juridique du Conseil de Moscou confirme que la maison de la Représentation du patriarche de Constantinople en Russie ne tombe pas sous le coup du décret sur « De la séparation de l’Église et de l’État ».
Par la suite, les biens immobiliers de Constantinople à Moscou seront une source permanente de chantage entre le patriarche et les bolcheviks.
Première condamnation
5 Mai 1922
Le Synode du Patriarcat de Constantinople publie un mémorandum défendant les chrétiens persécutés en Asie et en Russie. Il condamne la campagne de confiscation des biens d’Église et l’arrestation du patriarche Tikhon de Moscou et de toutes les Russies par les bolcheviks.
Soutien au schisme des rénovateurs
9 Juin 1922
Le patriarche Mélèce IV (Metaxakis) de Constantinople envoie à l’archimandrite Jacques (Dimopoulo), son représentant en RSFSR, une lettre, dans laquelle il exprime le désir d’envoyer à Moscou, sous certaines conditions, une délégation du Patriarcat au Congrès des représentants du schisme des rénovateurs, organisé par les autorités soviétiques en mai 1922.
7-11 Août 1922
L’archimandrite Jacques (Dimopoulo), représentant du patriarche de Constantinople en RSFSR, participe au Congrès de « l’Église vivante », à Moscou.
29 Avril – 9 Mai 1923
L’archimandrite Jacques (Dimopoulo), représentant du patriarche de Constantinople en RSFSR, participe au Deuxième Congrès des « rénovateurs », qui décide de réduire à l’état laïc Sa Sainteté le patriarche Tikhon de Moscou et de toutes les Russies.
Appel à l’aide
Janvier 1923
Début janvier 1923, l’archimandrite Jacques (Dimopoulo), représentant du patriarche de Constantinople en RSFSR, adresse à la Haute Direction ecclésiastique des rénovateurs un appel à prier « les honorables autorités soviétiques » de défendre les droits du Patriarcat de Constantinople devant le gouvernement turc.
Condoléances pour la mort de Lénine
Janvier 1924
Fin janvier 1924, après le décès de Lénine, le hiéromoine Basile (Dimopoulo), nouveau représentant du patriarche de Constantinople en URSS, exprime ses condoléances à la famille du défunt et au gouvernement soviétique.
Le calendrier julien rénové
8 Mars 1924
Le patriarche Grégoire VII (Zervoudakis ou Papastavrianos) et son Synode introduisent officiellement le calendrier julien rénové dans l’Église de Constantinople. En réponse à la lettre encyclique de Grégoire VII sur l’introduction du nouveau style, le patriarche Tikhon de Moscou et de toutes les Russies informe le patriarche de Constantinople que, bien qu’il ait reçu la charte d’introduction du nouveau style le 10 mars, il n’a pas été possible d’introduire le nouveau calendrier compte tenu de l’opposition catégorique du peuple.
23 Mars 1924
Le « métropolite » Evdokim Mechtcherski, président du Synode de l’Église vivante, reçoit aussi la lettre encyclique du patriarche Grégoire VII sur l’introduction du nouveau style. Les rénovateurs voient dans cette attention un acte de reconnaissance de leur légitimité.
Soutien affirmé aux rénovateurs et aux bolcheviks
29 Mars 1924
Le Patriarcat de Constantinople envoie à l’administrateur des paroisses russes à Istanbul, l’archevêque Anastase (Gribanovski), une charte prescrivant aux clercs russes résidant sur le territoire du Patriarcat, d’éviter « toute manifestation à caractère politique, de même la commémoration de noms et de personnes qui démontrerait une espérance ou des préférences politiques, risquant ainsi de causer un tort sérieux, en particulier, comme en général ». Commentant le contenu de ce document, le secrétaire du Synode de Constantinople écrit « qu’il est interdit de désigner le bolchevisme, de quelque point de vue que ce soit, même pour dénoncer ses principes clairement antireligieux et immoraux, ce qui pourrait faire de l’ombre au pouvoir soviétique, reconnu comme légitime par l’ensemble du peuple russe et par le patriarche Tikhon. » Il est conseillé aux clercs russes de « reconnaître les bolcheviks ». Par ailleurs, le Patriarcat de Constantinople ayant reconnu le Synode des rénovateurs en URSS, il est strictement interdit aux hiérarques russes présents à Istanbul de commémorer le patriarche Tikhon lors des services religieux, ainsi que de commémorer le Synode russe hors-frontières. Les archevêques Anastase (Gribanovski) et Alexandre (Nemolovski) refusent de se soumettre à cet ordre.
Le Patriarcat de Constantinople déménage en Russie
18 Avril 1924
Le Synode des rénovateurs prend la résolution suivante :
« Le patriarche œcuménique Grégoire VII ayant été chassé par les kémalistes, et sa situation matérielle étant difficile, proposer de lui offrir l’hospitalité, comme ayant toujours défendu les intérêts de l’Église orthodoxe russe. A cet effet, avec l’accord des Cinq [Trotski, Smidovitch, Galkine, Krassikov et Toutchkov], lui permettre de choisir librement un lieu de résidence entre Novorossiisk, Odessa, Kiev, Petrograd et même Moscou ; prendre entièrement en charge Sa Sainteté le patriarche Grégoire VII et sa suite, à condition qu’ils légalisent le Synode et toutes les résolutions du concile [rénovateur] de 1923, ayant destitué le patriarche Tikhon.
Les œufs de Pâques du patriarche
Printemps 1924
Le patriarche Grégoire VII de Constantinople envoie au Synode rénovateur ses vœux sous la forme d’œufs de Pâques.
Pressions sur le patriarche Tikhon
6 Mai 1924
Dans son discours devant le Synode de Constantinople, le patriarche Grégoire VII appelle le patriarche Tikhon de Moscou et de toutes les Russies à renoncer volontairement au Patriarcat, et à se retirer au plus tôt de la direction de l’Église. Suivant la traduction de l’archimandrite Basile (Dimopoulo), répandue à Moscou sous le titre de « Discours de Sa Sainteté le patriarche œcuménique Grégoire VII et résolution du Saint Synode sur les principe de travail de la mission patriarcale envoyée en URSS », le patriarche Grégoire VII déclarait qu’à « l’invitation des cercles ecclésiastiques de l’URSS » (c’est-à-dire des rénovateurs), il a accepté la proposition « d’apaisement des révoltes et des discordes dans cette Église-sœur, nommant à cet effet une commission patriarcale spéciale composée de hiérarques. » La commission doit « s’y rendre pour contribuer, avec l’aide de Dieu, par des paroles charitables et par différentes indications à la restauration de la concorde et de l’unité dans l’Église-sœur, pour le bien de toute l’orthodoxie ». Il est précisé que « la commission envoyée devra s’appuyer sur les milieux ecclésiastiques fidèles au gouvernement de l’URSS. »
1 Juin 1924
Le journal Izvestia TsIK publie un article intitulé « Le patriarche œcuménique destitue l’ex-patriarche Tikhon de la direction de l’Église russe » :
« L’archimandrite Basile Dimopoulo, représentant moscovite du patriarche œcuménique, a informé le représentant de l’Agence télégraphique russe de ce qui suit : « Constantinople vient de m’informer que le Synode patriarcal constantinopolitain, sous la présidence du patriarche œcuménique Grégoire VII avait pris la résolution de suspendre le patriarche Tikhon de la direction de l’Église orthodoxe russe, comme étant coupable d’avoir causé des troubles dans l’Église. Cette résolution a été prise pendant la séance du Synode du Patriarcat œcuménique, le 6 mai ; elle a été adoptée à l’unanimité. » Suivant l’archimandrite Basile, cette résolution résulte des nombreux conseils émanant des patriarches orientaux, notamment du patriarche serbe. Par ailleurs, le patriarche de Constantinople envoie à Moscou une commission composée d’éminents hiérarques orientaux pour prendre connaissance des affaires de l’Église orthodoxe russe... En même temps, le patriarche œcuménique a reconnu le synode russe [des rénovateurs] chef officiel de l’Église orthodoxe russe, et a suspendu les hiérarques ayant fui la Russie en émigration, sous la conduite d’Antoine Khrapovitski. Tous ces hiérarques doivent être déférés devant le tribunal ecclésiastique. »
18 Juin 1924
Le patriarche Tikhon répondant à la lettre du patriarche Grégoire VII, réfute point par point ces conseils malvenus :
« Nous n’avons pas peu été étonné et troublé de ce que... le chef de l’Église constantinopolitaine, sans nous préalablement consulté, comme représentant légal et chef de toute l’Église orthodoxe russe, intervienne dans la vie interne et dans les affaires de l’Église russe autocéphale. Les saints Conciles (cf 2e et 3e canons du II Concile œcuménique, etc) n’ont jamais reconnu autre chose que la primauté d’honneur de l’évêque de Constantinople, ne lui accordant ni primauté d’autorité, ni aucune primauté en général... C’est pourquoi, toute commission, quelle qu’elle soit, envoyée sans que j’en ai eu connaissance, comme unique premier hiérarque légitime et orthodoxe de l’Église orthodoxe russe, et sans mon accord, est illégale, ne sera pas reçue par le peuple orthodoxe russe ; elle n’apportera pas l’apaisement, mais un trouble encore plus grand et un schisme plus profond dans l’Église orthodoxe russe déjà fortement éprouvée... Le peuple n’est pas avec les schismatiques, il est avec son patriarche légitime et orthodoxe. Il est permis de s’interroger sur les mesures proposées par Votre Sainteté pour apaiser l’Église, à savoir ma destitution de la direction de l’Église et la suppression, même temporaire, du patriarcat en Russie. Ceci n’apaisera pas la Sainte Église, mais provoquera de nouveaux troubles, apportant de nouvelles afflictions à nos fidèles archipasteurs et pasteurs déjà si éprouvés. »
Après cette lettre, le patriarche Grégoire VII rompt de fait toute relation avec Sa Sainteté le patriarche Tikhon, et ne correspond plus qu’avec le Synode des rénovateurs.
Au nom du prolétariat constantinopolitain
21 Juillet 1924
L’archimandrite Basile (Dimopoulo), représentant du patriarche de Constantinople en URSS, s’adresse au nom du patriarche Grégoire VII et « de tout le prolétariat constantinopolitain » au chef du Secrétariat aux affaires des cultes du Présidium du Comité exécutif central de l’URSS, P. Smidovitch : « Ayant vaincu ses ennemis, surmonté tous les obstacles, ayant pris des forces, la Russie soviétique peut maintenant répondre aux appels du prolétariat du Proche-Orient, bien disposé envers elle, le disposant ainsi encore mieux. Il vous appartient, camarade Smidovitch, de rendre le nom de la Russie soviétique encore plus populaire en Orient qu’il ne l’était naguère, et je vous en prie instamment : rendez au Patriarcat de Constantinople ce grand service, en tant que gouvernement puissant et fort d’une grande puissance, d’autant plus que le patriarche œcuménique, reconnu en Orient comme le chef de tous les orthodoxes, a clairement démontré par ses actes sa bienveillance envers le pouvoir soviétique qu’il a reconnu. »
L’éminence grise de Constantinople
27 Septembre 1927
Le patriarche Basile III de Constantinople envoie au président du Comité central de l’URSS, M. I. Kalinine, une lettre, dans laquelle il confirme que l’archimandrite Basile (Dimopoulo) est bien son représentant et « remercie cordialement » pour la bienveillance dont il fait l’objet. Dans le même temps, Basile (Dimopoulo), suivant la presse de l’Église vivante, « reconsacre » les églises « tikhoniennes » pour les rénovateurs, ne maintenant la communion eucharistique qu’avec ces derniers.
9-12 Février 1929
L’archimandrite Basile (Dimopoulo), représentant du Patriarcat de Constantinople en URSS, participe à la célébration solennelle d’offices divins dans les églises de Leningrad appartenant aux rénovateurs. Il appelle les fidèles à s’unir autour du Saint-Synode de l’église vivante, en vue de la préparation au Concile œcuménique.