Commentaires du Service de communication du DREE sur l’allocution du patriarche Bartholomée de Constantinople à la World Policy Conference (Abou-Dabi, 9 décembre 2022)
Le 9 décembre, à Abou-Dabi, intervenant lors de la World Policy Conference, intitulée cette année « For a reasonably open world », le patriarche Bartholomée de Constantinople s’est permis plusieurs accusations incorrectes, infondées et ouvertement calomnieuses à l’adresse de l’Église orthodoxe russe. Dans son discours, consacré moins au thème de la conférence que presque entièrement à la critique de l’orthodoxie russe, il a donné une interprétation tendancieuse et déformée de l’histoire de notre Église et des peuples qu’elle unit. Le discours était également émaillé d’allusions aux prétendus écarts de l’Église russe à la doctrine et aux canons orthodoxes.
Sans même toucher aux affirmations discutables, incompétentes et politisées du patriarche Bartholomée sur plusieurs événements de l’histoire de la Russie et de l’Europe de l’Est, nous souhaitons faire la déclaration suivante.
Le christianisme orthodoxe est effectivement à l’origine de l’identité nationale et culturelle de la Rus’ de Kiev, il a aussi largement formé l’identité nationale des peuples dont l’histoire remonte au baptistère de Kiev. Malgré des périodes de morcellement et de troubles, ces peuples ont toujours eu conscience de leur communauté ecclésiale.
Kiev, que les anciennes chroniques appellent « la mère des villes russes » est historiquement le berceau de l’orthodoxie russe et le premier siège de l’Église russe. De même que l’antique Antioche pour l’Orient orthodoxe , Mtskheta pour la Géorgie ou le Patriarcat de Pec pour la Serbie, Kiev reste jusqu’à aujourd’hui un sanctuaire commun, vénérée dans toute l’Église russe.
La naissance de l’identité ukrainienne n’est pas liée à « une dialectique entre création et destruction », suivant la formulation vague du primat de l’Église orthodoxe de Constantinople, mais aux circonstances de l’histoire de la Russie du Sud-Ouest dans un contexte de lutte séculaire des chrétiens orthodoxes pour conserver leur foi, leur culture et leurs traditions face aux expansions hétérodoxes agressives, venant tant de l’Est que de l’Ouest. Dans cette lutte, nos ancêtres s’appuyaient sur le soutien de leurs frères dans la foi septentrionaux, et son résultat a été la réunion politique et ecclésiastique de Moscou et de Kiev au XVIIe siècle. Elle répondait aux aspirations séculaires de nos ancêtres ; son caractère volontaire et populaire est fixé par les documents, et cette réunion ne peut aucunement être qualifiée de « domination étrangère russe », car des deux côtés les participants de cette réunification se sentaient, se considéraient et s’appelaient alors « russes ».
Par la suite, nos peuples ont vécu ensemble les pages glorieuses et les pages tragiques de notre histoire commune. Le XXe siècle, sur lequel insiste beaucoup le patriarche de Constantinople, a été « particulièrement cruel » non seulement pour les Ukraniens, mais aussi pour les Russes. Nous avons vécu ensemble les peines et les douleurs de la Première Guerre mondiale (1914-1918), les dévastations de la Guerre civile (1918-1923), la famine généralisée en URSS (1932-1933), qui n’a pas seulement touché les terres de l’Ukraine contemporaine, mais aussi les régions de la Volga inférieure, de l’Oural, du Centre-Tchernozem, du Caucase du Nord ; enfin, l’invasion fasciste allemande en 1941.
Dire que le peuple ukrainien s’est simplement trouvé « au beau milieu d’un affrontement armé entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie », le présenter comme la victime indifférente et fragile d’un conflit mondial, c’est déprécier et dévaloriser les prouesses des Ukrainiens dans la Seconde Guerre mondiale. De 1941 à 1945, les peuples russe et ukrainien ont résisté côte à côte au fascisme uni de l’Europe. Au nom de la victoire sur le nazisme allemand, plus de cinq millions de militaires russes et près d’un demi-million d’Ukrainiens ont donné leur vie dans les combats. C’est en tant que vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale que les Russes et les Ukrainiens ont fait partie des fondateurs de l’Organisation des Nations Unies. Il est regrettable que le primat de Constantinople n’ait pas conscience des mérites de nos peuples devant l’histoire mondiale, qu’il n’aie pas compassion de leurs sacrifices, qu’il soit prêt à offenser la mémoire des soldats tombés au champ d’honneur pour satisfaire le discours et la conjoncture politiques immédiats.
Aux épreuves subies par nos peuples au XXe siècle, il faudrait ajouter les persécutions athées sous le régime communiste, que le patriarche Bartholomée ne fait que mentionner en passant. Ces persécutions religieuses, qui comptent parmi les plus cruelles de l’histoire du christianisme, ont coûté la vie à des milliers de clercs de l’Église orthodoxe russe et à des centaines de milliers de laïcs. Dans les années 1920, les dirigeants communistes ont artificiellement suscité un schisme moderniste dans l’Église russe, et Constantinople l’a ouvertement soutenu.
Il n’est ni noble, ni honnête de la part du patriarche de Constantinople d’accuser l’Église russe « [d’avoir] prétendu à prendre la place du Patriarcat œcuménique » après la chute de Constantinople en 1453. Même durant les années les moins glorieuses de l’Église de Constantinople, lorsqu’elle accepta l’union (1439) et lorsqu’elle légitima le schisme en Ukraine, l’Église orthodoxe russe s’est contentée de rompre la communion avec ceux qui s’étaient eux-mêmes écarté de l’unité dogmatique et canonique de l’Église orthodoxe. Mais elle n’a jamais prétendu à occuper la place du Patriarcat de Constantinople dans la famille des Églises orthodoxes locales.
Après la chute de l’Empire byzantin, la principauté, puis royaume, de Moscou reste effectivement le seul État orthodoxe indépendant capable de soutenir les chrétiens orthodoxes en Orient. C’est pour cette raison que le patriarche Jérémie II de Constantinople s’adresse ainsi au tsar Théodore Ioannovitch dans la charte de 1589, érigeant le Patriarcat en Russie : « Ton grand royaume russe, la troisième Rome, ô pieux souverain, a surpassé tous les autres par la piété, et tous les pieux royaumes sont rassemblés en un seul dans le tien, et tu es seul sous le ciel à être appelé dans tout l’univers et par tous les chrétiens empereur chrétien. »
Cependant, de l’époque du patriarche Jérémie à nos jours, le concept politique de « Troisième Rome » n’a jamais été employé ni dans les actes et les documents politiques russes, ni dans les documents officiels ou les déclarations de l’Église russe. Au XXe siècle, les idées mentionnées par le patriarche Bartholomée ont principalement été mises au service de l’idéologie et de la propagande du Phanar. Pendant la « guerre froide », on agitait généralement l’épouvantail de la fameuse « Troisième Rome » et du « panslavisme » pour effrayer nos confrères grecs dans la foi et le monde occidental. Comme le montrent les documents récemment publiés par la CIA sur la collaboration du patriarche Athénagoras avec les services du renseignement américains, l’argument mythologique de la « Troisième Rome » a été activement utilisé par le Phanar, principalement pour renforcer le facteur religieux en politique internationale et s’attirer le soutien des puissances politiques mondiales.
Il est regrettable que l’aide aux peuples des Balkans, notamment à nos frères de Grèce, leur libération du joug ottoman, soit qualifiée par le patriarche Bartholomée de « politique de longue date de Moscou » pour « diviser le monde orthodoxe ». Visiblement, mû par une vieille habitude, le patriarche de Constantinople restreint le monde orthodoxe aux frontières de l’Empire ottoman des XVIIIe et XIXe siècles. Les Phanariotes d’alors jouissaient du soutien ottoman et profitaient des mécanismes administratifs de pression pour éradiquer implacablement toute culture identitaire chez les peuples des Balkans : leurs traditions liturgiques, leur chant et même leur langue, partout remplacés par le grec. C’est ainsi que le Phanar entendait alors « l’universalité de l’annonce évangélique », et toute opposition de la part des Bulgares, des Serbes ou des Roumains à cette expansion agressive était immédiatement affublée de l’étiquette « d'ethnophylétisme » et condamnée comme hérésie. C’est alors qu’a été inventée l’idée du droit exclusif de Constantinople à rappeler unilatéralement l’autocéphalie des Églises locales qui lui étaient soumises, s’appuyant non sur la tradition millénaire de l’Église, mais sur les privilèges administratifs des millet-bachi que leur octroyaient les autorités turques.
En inventant la notion d'ethnophylétisme et en la condamnant au Concile de Constantinople de 1872, le Phanar a de fait condamné sa propre politique d’asservissement culturel des peuples orthodoxes, qui ne date pas d’hier. Combien sont absurdes et vulgaires les accusations d'ethnophylétisme et même de « racisme ecclésiastique » lancées contre l’Église orthodoxe russe, qui unit des millions de fidèles et des centaines de peuples, prêchant, priant et célébrant quotidiennement dans des dizaines de langues vernaculaires.
Le territoire canonique de l’Église orthodoxe russe comprend 17 États ; dans chacun d’eux, l’Église soutient la souveraineté du pays, contribue à l’assainissement spirituel de la société, à l’établissement de la concorde sociale, apporte sa contribution à la consolidation des valeurs morales traditionnelles et à l’institut familial.
Au contraire, les efforts de l’Église de Constantinople dans le domaine des valeurs morales et traditionnelles semblent loin d’être suffisants, et sa position est extrêmement ambivalente. Certains hiérarques du Phanar ne font pas mystère de leur soutien au mouvement LGBT, à l’avortement et au contrôle de la natalité ; comme l’autorisation officielle du second mariage des prêtres, ils constituent une rupture avec les normes canoniques millénaires de l’orthodoxie, sont contraires aux documents panorthodoxes adoptés par le passé et troublent énormément les orthodoxes, parmi lesquels des clercs et des fidèles de l’Église constantinopolitaine elle-même.
Prêcher le « nouveau monde » n’empêche pas le patriarche de Constantinople d’accuser d’hérésie ses adversaires. Les appels à respecter les « règles élémentaires de l’organisation ecclésiastique de l’orthodoxie » ne l’ont pas empêché de reconnaître les « hiérarques » du schisme ukrainien, qui ne s’inscrivent pas dans la succession apostolique. La promotion des « valeurs occidentales », mentionnées dans son introduction, notamment l’interprétation originale des droits de l’homme répandue dans le discours libéral, n’empêche pas non plus le primat de l’Église de Constantinople de fermer les yeux sur les violations criantes des droits et des libertés élémentaires du clergé et des fidèles en Ukraine.
Alors que le patriarche Bartholomée préparait son discours d’Abou-Dabi, des fouilles et des interrogatoires avaient lieu dans quantité de monastères et de paroisses de l’Église orthodoxe ukrainienne ; des poursuites étaient engagées contre ses hiérarques et contre ses clercs sur des accusations artificielles et calomnieuses ; on continuait à lui usurper violemment ses églises, à s’attaquer à son clergé. Ses pasteurs et ses archipasteurs étaient sans le moindre jugement déchus de leurs droits constitutionnels et de la possibilité de vivre décemment dans leur propre pays. Le discours de parade du primat de Constantinople ne souffle mot de ces faits. Pourtant, les hommes politiques et les fonctionnaires ukrainiens se réfèrent directement au tomos du patriarche de Constantinople comme fondement des persécutions contre l’Église orthodoxe ukrainienne et de l’interdiction totale de ses activités. Bien plus, les hiérarques du Phanar soutiennent publiquement les persécutions en Ukraine, qu’ils qualifient hypocritement de « purification et renouvellement de l’orthodoxie ukrainienne. »
Dans son intervention, le patriarche Bartholomée accuse sans fondement l’Église russe « d’utiliser les moyens de l’État » pour parvenir à ses fins. Il serait difficile de citer un meilleur exemple d’utilisation des leviers de l’État à des fins ecclésiastiques que le processus de légalisation du schisme dans l’Église, entrepris par Constantinople en Ukraine, et sa reconnaissance par les primats de plusieurs Églises orthodoxes locales. Suivant les témoins, en 2018, le président ukrainien siégeait au présidium du prétendu « Concile » de schismatiques, faisant pression sur les hiérarques schismatiques et même sur le représentant de Constantinople, l’actuel métropolite Emmanuel de Chalcédoine. Les diplomates américains et les représentants des services spéciaux ont effectué un travail colossal de pression sans précédent à notre époque sur les primats et l’épiscopat des Églises orthodoxes locales afin de les contraindre à approuver les actes anti-canoniques du Patriarcat de Constantinople.
Ce sont ces pressions brutales des puissances politiques mondiales sur l’Église orthodoxe dans le monde entier et le désir du Phanar d’agir en Ukraine unilatéralement, en dépit de la volonté et des protestations des autres Églises locales, qui ont amené à la profonde division dans le monde orthodoxe que mentionne le patriarche Bartholomée dans son introduction.
Nous sommes forcés de constater avec regret que le primat de Constantinople ne fait que soutenir et approfondir cette division. Il ne cherche pas seulement à accuser indirectement l’Église orthodoxe russe de certaines « erreurs », « hérésies », écarts aux canons et aux dogmes, mais il commente aussi sur un ton offensant la position de toutes les Églises orthodoxes locales qui n’ont pas soutenu celle du Phanar sur la question ukrainienne.
C’est précisément ce manque de respect du patriarche de Constantinople envers ses confrères des autres Églises locales qui a été la principale cause des échecs du Concile de Crête de 2016. Durant les décennies de préparation au concile, les représentants de Constantinople ont ignoré et passé sous silence l’opinion des autres Églises locales, entravé les discussions indésirables et bloqué ou exclu de l’agenda les questions les plus graves relatives aux relations interorthodoxes. Cela a logiquement entraîné un ralentissement du processus de préparation, puis l’échec de fait du Concile. Par son allocution scandaleuse d’Abou-Dabi, le primat de Constantinople ne fait que confirmer qu’il a perdu le droit moral et la capacité de coordonner les relations interorthodoxes.
On aimerait espérer que la position de l’Église orthodoxe de Constantinople ne se limite pas aux opinions personnelles et à l’avis de son primat, qu’elle possède encore des forces vives qui se souviennent des paroles du Sauveur : « Quiconque veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur; et quiconque veut être le premier parmi vous, qu'il soit votre esclave. C'est ainsi que le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de plusieurs » (Mt 20, 26-27)