Le métropolite Hilarion : L’Église russe ne veut pas la primauté dans le monde orthodoxe
Dans une interview à une chaîne de télévision géorgienne, le patriarche Bartholomée de Constantinople a accusé, entre autres, l'Église orthodoxe russe de vouloir dominer le monde orthodoxe, de chercher à accorder l’autocéphalie à l’Abkhazie. Le métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, a commenté ces accusations dans une interview à RIA Novosti.
- Monseigneur, sur quoi reposent les accusations contre le Patriarcat de Moscou, soi-disant attaché à « l’idéologie de la Troisième Rome », qui ambitionnerait de « devenir le leader » du monde orthodoxe ?
- Il s’agit d’une terminologie obsolète, datant de la guerre froide, des années 1960. L'année dernière, la CIA a déclassifié, puis publié plusieurs documents curieux à ce sujet. A l'époque, les services du renseignement américains étaient en contact avec le patriarche Athénagoras de Constantinople qui, pensait-on, pouvait se montrer utile pour faire contrepoids à l'influence soviétique dans le monde orthodoxe. C’est à ce moment-là qu’on s’est mis à parler de la soif d’hégémonie de l’Église russe sur le monde orthodoxe, qu’on nous a accusé de prêcher l’idéologie de la « Troisième Rome ». Par la suite, ces thèses ont été reprises dans les contacts entre la direction du Phanar et les diplomates américains.
- Et en réalité, qu’en est-il ? L’Église russe ne veut pas être la première dans le monde orthodoxe ?
- Bien sûr que non. C’est de la mythologie pure et simple, je l’ai souvent répété. Nous sommes tout à fait satisfaits de notre place dans les dyptiques. Notre position officielle sur la primauté dans l’Église orthodoxe est exposée dans le document adopté par le Saint-Synode en 2007, n’importe qui peut en prendre connaissance.
Avant la rupture forcée avec Constantinople, nous reconnaissions la primauté d’honneur du siège de Constantinople, conformément à la formulation des canons des conciles œcuméniques. Il n’existe pas un seul document officiel de l’Église russe, pas une seule déclaration officielle, pas une seule intervention du patriarche où il serait dit que Moscou est la Troisième Rome.
La « Troisième Rome » est une idée politico-religieuse venue en Russie par Byzance au XVIe siècle. En 1589, dans la Charte d’institution du Patriarcat en Russie le patriarche de Constantinople Jérémie II appelait le Royaume moscovite « Troisième Rome, surpassant tous par sa piété ». Mais cette idéologie n’a jamais été officiellement approuvée dans l’Église russe.
Déclarer que l’Église russe s’inspire de l’idéologie de la « Troisième Rome » revient à dire que le Patriarcat de Constantinople lutte pour la réalisation de la fameuse « Grande idée » (la restauration de l'État grec dans les limites de l’Empire byzantin). Avec pour différence que parmi les patriarches de Constantinople du XXe siècle il y eut, effectivement, des adeptes de la « Grande idée », avant tout le patriarche Mélèce (Metaxakis). Aucun des patriarches de Moscou n’a soutenu l’idée de « Troisième Rome ».
- Êtes-vous d’accord avec la thèse du patriarche Bartholomée, pour qui l’Eglise russe « n’a pas le droit de proclamer l’autocéphalie ni de l’Abkhazie, ni de qui que ce soit » ?
- Cette façon de présenter les choses est absurde, excusez-moi. L’Eglise russe n’a jamais prétendu au droit de proclamer l’autocéphalie de « qui que ce soit » (« to anyone in general »). C’est justement Constantinople qui prétend avoir le droit d’accorder l’autocéphalie à qui bon lui semble. Mais, historiquement parlant, il n’y a pas que le Patriarcat de Constantinople qui a octroyé l’autocéphalie. Par exemple, l’autocéphalie de l’antique Église de Géorgie lui a été donnée par le Patriarcat d’Antioche.
L’Abkhazie et l’Ossétie sont reconnues comme relevant du territoire canonique du Patriarcat géorgien et l’Église russe ne l’a jamais remis en question.
- Mais l’Église russe a bien naguère octroyé l’autocéphalie à ses communautés d’Amérique du Nord.
- Oui, parce que l'orthodoxie en Amérique du Nord est le fruit de la prédication de moines et de missionnaires russes. Grâce à leurs efforts, grâce à leur abnégation et à leur largeur de vue missionnaire, l’Église orthodoxe d’Amérique ne s'est pas renfermée sur une tradition nationale donnée, elle a su s'intégrer en profondeur à la vie de son pays.
Aujourd’hui, c’est une Église totalement indépendante et originale, avec ses propres statuts et ses traditions liturgiques, avec son fonctionnement interne, sa façon d’appréhender la prédication et la place de l’Église dans le monde.
- Le Patriarcat de Moscou n’a pas eu le désir d’influer sur « la communauté orthodoxe la plus riche d’Amérique », comme le déclare le patriarche Bartholomée ?
- Je ne vois rien de mal, ni d’humiliant dans le fait que la diaspora grecque des États-Unis soutient le Patriarcat de Constantinople. Le Patriarcat est financièrement limité, et, de toute façon, cette aide témoigne de la piété et du patriotisme de la diaspora grecque aux États-Unis. Mais ce serait une erreur grossière que de projeter les rapports financiers entre le Phanar et la diaspora grecque des États-Unis sur l’histoire de la mission de l’Église orthodoxe russe en Amérique du Nord.
Quand saint Germain de l'Alaska prêchait aux tribus aléoutes, au XVIII siècle, je suppose qu’il pensait très peu aux retombées financières. Par ailleurs, comment l'octroi de l’autocéphalie aurait-il pu assurer à l’Église russe un quelconque avantage financier, même hypothétique ?
- La comparaison du processus de reconnaissance de l’Église orthodoxe d’Ukraine, fondée sur la base de structures schismatiques, à laquelle Constantinople a accordé l’autocéphalie, avec la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe en Amérique est-elle justifiée ? Dans l’interview du patriarche Bartholomée, l’Église orthodoxe en Amérique est qualifiée d’église « pseudo-autocéphale », que « personne n’a reconnu jusqu’à présent » ?
- Notez que ces déclarations ont été faites à des médias géorgiens. Or, l’Église orthodoxe géorgienne a été l’une des premières à reconnaître l’autocéphalie de l’Église orthodoxe en Amérique. Le statut autocéphale de l’Église orthodoxe en Amérique est reconnu par la majorité des Églises orthodoxes locales. Bien entendu, personne, même à Constantinople, ne met en doute la dignité canonique du primat et de l’épiscopat de l’Église orthodoxe d’Amérique. Le patriarche Bartholomée et les chefs des autres Églises locales rencontrent Sa Béatitude le métropolite Tikhon et célèbrent avec lui.
En dehors du patriarche Bartholomée, combien de primats ont célébré jusqu’à présent avec Épiphane Doumenko (chef de l’église orthodoxe d’Ukraine) ? Même les hiérarques orthodoxes qui, à force de pressions, ont accepté de reconnaître les schismatiques ukrainiens, évitent de concélébrer avec lui.
- A votre avis, d’où le patriarche Bartholomée tient-il que l’Eglise russe aurait un évêque en Abkhazie et en Ossétie du Sud ?
- Peut-être de conseillers incompétents ? J’ai découvert l’interview géorgien dans une traduction anglaise non autorisée, on entend mal ce que dit le patriarche en grec. Si le patriarche Bartholomée a bien dit cela, il se trompe. L’Église russe n’a pas d’évêque en Abkhazie, ni en Ossétie du Sud.
Il y a longtemps que nous avons remarqué que le Patriarcat de Constantinople est mal informé, par exemple sur la question ukrainienne.
- En quoi est-il mal informé sur la question ukrainienne ?
- D'après ce qu’on m’a dit, les conseillers du patriarche Bartholomée ne l’ont pas informé de ce qu’une partie des schismatiques qu'il a reconnus en Ukraine n'avaient pas été ordonnés dans la succession apostolique. Les renseignements que nous lui faisions parvenir à ce sujet n'arrivaient pas jusqu’au patriarche, ou bien il les ignorait.
En Ukraine, il a « rétabli dans son rang de métropolite de Lvov » un ancien archiprêtre marié qui, avant de rejoindre le schisme, n’était pas métropolite et n’occupait pas le siège de Lvov.
Les rapports et les documents officiels et non officiels qui se publient pour défendre l’intrusion de Constantinople en Ukraine contiennent de nombreuses erreurs grossières sur le plan historique et sur le plan du fonctionnement interne de l’Église russe.
Je pense qu’il s’agit encore une fois d’un quiproquo, d’un manque d’information du primat. Ou bien d’un nouveau mythe de propagande dans le genre de la fable sur la « Troisième Rome » et sur notre prétendue aspiration à « l’hégémonie mondiale ».
- Constantinople peut-il, à votre avis, redresser la situation ?
- Comme dit le proverbe, « mieux vaut réfléchir avant d’agir ». Si nous voulons rétablir l’unité de l’orthodoxie, il faut dialoguer.
En août 2018, le patriarche Cyrille est venu à Istanbul : il a proposé au patriarche Bartholomée de ne pas prendre de décisions à la hâte, d’étudier ensemble la question ukrainienne, sur une base scientifique solide. Pour le malheur de l’orthodoxie, le patriarche Bartholomée a répondu qu’il n’avait pas le temps.
Propos recueillis par Olga Lipitch