Le métropolite Hilarion : Dans le contexte d’un monde global, les langues étrangères sont une grande richesse
Le 14 décembre 2013, Irina Khaleeva, recteur de l’Université linguistique d’État de Moscou, était l’invitée du métropolite Hilarion de Volokolamsk, qui anime l’émission « Tserkov’ i mir » (L’Église et le monde) sur la chaîne de télévision « Rossia-2 ». Mgr Hilarion a présenté son invité et annoncé le thème de l’émission qui portait sur l’étude des langues étrangères. Remerciant le métropolite, Mme Khaleeva l’a interrogé « sur le rôle et la place de la linguistique, des langues étrangères, et donc de la communication, dans le discours théologique et dans le milieu ecclésiastique. » « La question n’est pas vaine – a-t-elle poursuivi – car je vous connais depuis longtemps comme un homme extrêmement instruit, non seulement en tant que compositeur et musicien, mais également en tant que théologien connu dans le monde entier. Je sais que vous possédez l’anglais et d’autres langues étrangères aussi bien que le russe, votre langue maternelle. C’est pourquoi j’aimerais vous demander (et je pense pouvoir répondre à ma propre question) si tous les prêtres du Patriarcat de Moscou connaissent les langues étrangères, et pourquoi cela peut être important pour un homme d’Église ? »
Le métropolite Hilarion : Le clerc, aujourd’hui ne se contente plus de baptiser, de marier et d’enterrer : il est aussi un homme public. C’est quelqu’un qui doit échanger avec les gens, y compris avec des gens de différentes nationalités. Aucun prêtre ne peut être certain qu’un jour il ne viendra pas à la confession quelqu’un ne sachant pas le russe. On ne peut évidemment pas exiger des prêtres qu’ils sachent toutes les langues du monde, c’est irréaliste, mais ce n’est pas un hasard si tous les séminaires proposent aujourd’hui des cours de langues, pas seulement de langues anciennes permettant de lire les Écritures ou les Pères de l’Église dans le texte, mais de langues contemporaines. Si nous exigeons aujourd’hui que tous les prêtres aient, au minimum, le niveau du séminaire, c’est parce que la norme devrait être que chacun de nos prêtres sache au moins une langue étrangère. Entre la norme et la réalité, il y a une certaine distance, et les séminaristes se demandent souvent : « A quoi bon étudier l’anglais, je ne vais pas parler anglais avec les bonnes femmes de la campagne ?! » Cette approche est erronée, à mon avis, parce que, qui sait, aujourd’hui tu es à la campagne, demain tu seras peut-être en ville ; aujourd’hui tu es entouré d’un nombre limité de fidèles, demain on peut t’inviter à la télévision. Nous avons des prêtres à l’étranger, et la connaissance d’une langue étrangère leur ouvre de nouvelles perspectives missionnaires.
Mais l’essentiel (et là je parle d’expérience), c’est que chaque nouvelle langue, ce n’est pas seulement un ensemble de mots et de notions, c’est un monde entièrement nouveau qui se découvre, avec la possibilité de formuler des idées complètement différemment de la façon dont nous les formulons dans notre langue maternelle. C’est donc un nouvel horizon qui s’ouvre. Chaque nouvelle langue, c’est la possibilité de se plonger dans une nouvelle culture, d’élargir ses perspectives. Au total, je peux dire par expérience que l’étude des langues étrangères influence notre rapport à notre propre langue. On parle différemment en russe, quand on possède d’autres langues étrangères.
Irina Khaleeva : Merci beaucoup, Monseigneur. Puis-je vous poser une autre question ?
Le métropolite Hilarion : Bien sûr, mais vous avez promis de faire part de vos réflexions.
Irina Khaleeva : (…) Les étudiants de l’université dont je suis le recteur étudient cinq langues (trois langues anciennes et deux langues modernes). En plus du russe, leur langue maternelle. Je connais donc bien l’importance de la connaissance des langues. Il y a une vingtaine d’années, j’avais souhaité que nos étudiants aient une idée de ce qu’est la théologie (…)
Le programme de théologie comprend plusieurs disciplines, parmi lesquels un cours de patristique, un cours de sciences bibliques. En quelles langues faut-il étudier, par exemple, les œuvres des Pères de l’Église ? Pour autant que je sache, aux XIX et au XX siècle, l’Église orthodoxe russe avait dû recourir à des traductions de l’allemand, du français, de l’anglais. Peut-être ne connaissait-on pas les langues étrangères à l’époque, ou peut-être le niveau de connaissance était-il insuffisant, et il fallait rendre ces textes accessibles à un large public… A quel point avons-nous raison d’étudier non pas les traductions de ces textes, mais les originaux ?
Le métropolite Hilarion : Je dois dire que le niveau de langues dans les séminaires et les académies d’avant la révolution était beaucoup plus élevé qu’aujourd’hui. C’est paradoxal, mais c’est un fait facile à prouver. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les mémoires des étudiants de l’époque et de voir le nombre de sources étrangères utilisées dans ces travaux. Il était évident alors qu’il fallait lire les Pères de l’Église dans le texte, le Nouveau Testament en grec et l’Ancien Testament en hébreu ou en araméen. Il y avait des cours de langues anciennes et de langues modernes dans les séminaires et les académies. Ce que nous faisons à l’Institut des Hautes Études Saints-Cyrille-et-Méthode, dont je suis le recteur, à l’Université Saint-Tikhon et à l’Université orthodoxe russe, est une tentative de restaurer les traditions perdues.
Pourquoi faire ? Avant tout pour travailler avec les sources, parce que l’Écriture Sainte a été rédigée dans des langues concrètes. Nous ne pouvons pas comprendre le sens de tels ou tels termes de l’Ancien Testament si nous ne les consultons pas dans l’original. Seule la connaissance de la langue d’origine autorise une approche professionnelle du texte – et il ne s’agit pas de traduire dictionnaire en main, mais d’avoir un niveau permettant d’évaluer le contexte dans lequel est apparu tel ou tel texte, la situation historique, l’histoire du texte dans la tradition manuscrite, tout ce que nous appelons la linguistique au sens large. Nous parlons ici de la science appelée critique biblique qui étudie la transmission d’un texte de génération en génération, d’abord au moyen des manuscrits, puis grâce à l’impression. Cette science s’est développée au XIX et au XX siècle, elle continue à se développer. Sans la connaissance des langues anciennes, ni celle des langues modernes dans lesquelles sont rédigés les ouvrages de critique biblique, on ne peut envisager le texte sacré de façon adéquate ni le commenter de manière compétente.
A propos des langues étrangères, j’aimerais vous demander quelle méthode utilisez-vous principalement dans votre université pour l’étude des langues étrangères ? (…) Quelle méthode est considérée comme la plus efficace ?
Irina Khaleeva : En ce qui concerne les spécialistes issus de notre université, une étude approfondie, une immersion dans les fondements mêmes de la langue, de la culture et de la mentalité sont essentielles. Nous travaillons d’après une théorie scientifique appelée « théorie de la personnalité linguistique secondaire ». Nous n’avons pas pour objectif de transformer un Russe en Anglais, en Allemand ou en Grec, mais nous nous efforçons de développer au maximum cette conscience linguistique secondaire. (…)
Nous nous efforçons de maintenir nos étudiants en immersion permanente à l’aide de nouvelles technologies. (…) La mentalité est particulièrement importante, je parle de l’immersion dans le monde intellectuel, dans la conscience de son partenaire en communication étrangère.
(…)
Le métropolite Hilarion : Vous savez parfaitement que la langue n’est pas un simple ensemble de mots, mais avant tout un moyen d’expression, une idiomatique, c’est-à-dire la connaissance de différentes expressions qui ne correspondent pas du tout d’une langue à l’autre. Bien plus, la plupart des mots, en dehors des mots de la vie courante (table ou chaise, par exemple), renferme un ensemble de notions qui peut ne correspondre que partiellement dans des langues différentes. C’est pourquoi on ne saurait qu’imparfaitement superposer des langues l’une sur l’autre.
De là viennent les interrogations que suscite la traduction, en particulier la traduction des textes sacrés car le texte sacré se sera jamais compris totalement de la même façon par des gens le lisant dans des langues différentes.
Pour conclure notre entretien, je pense que nous sommes d’accord, et les téléspectateurs approuveront aussi, que dans le contexte d’un monde global, alors que presque chacun d’entre nous a la possibilité de visiter d’autres pays, de communiquer avec des gens de culture différente, les langues étrangères sont une grande richesse. J’espère que nos téléspectateurs, y compris les croyants, qui sont nombreux parmi eux, veilleront à donner à leurs enfants la possibilité d’étudier les langues étrangères. L’expérience montre que les langues s’assimilent plus facilement pendant l’enfance et l’adolescence.
En même temps, je tiens à mettre en garde nos téléspectateurs contre une passion pour les langues étrangères qui conduirait à oublier sa propre langue. Certains parents envoient leurs enfants à l’étranger, et les enfants ne peuvent plus revenir, parce qu’ils cessent de parler normalement et naturellement leur langue maternelle. J’estime que notre devoir commun consiste à prévenir nos enfants de ces extrêmes, à leur donner la possibilité de se développer pleinement, tout en les conservant pour notre pays.