A Moscou, une table ronde « Pourquoi le Concile de Crète n’est-il pas panorthodoxe ? »
Une table ronde sur le thème « Pourquoi le Concile de Crète n’est-il pas panorthodoxe » a eu lieu le 17 juin 2016 au centre de presse multimédia international « Russie aujourd’hui ».
Prenaient part à la discussion du thème : V. Legoïda, président du Département synodal des relations de l’’Eglise avec la société et les médias ; l’archiprêtre Nicolas Balachov, vice-président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou ; le prêtre Alexandre Volkov, directeur du Service de presse du Patriarcat de Moscou et de toute la Russie, R. Lounkine, directeur du Centre d’études de la religion et de la société de l’Institut européen de l’Académie des sciences russe ; M. Yakouchev, historien, spécialiste des questions orientales, vice-président du centre analytique « Katechon » ; A. Kozyrev, vice-doyen de la faculté de philosophie de l’Université d’état de Moscou, membre de la Commission synodale biblique et théologique ; V. Petrouchko, historien, professeur de l’Université Saint-Tikhon.
V. Legoïda a constaté notamment que pour comprendre la situation autour de la convocation du Concile en Crète, il fallait se replonger dans l’histoire ecclésiastique et comprendre certaines particularités non évidentes au premier abord du mode de vie de l’Église, de ce qui peut y changer avec le temps et de ce qui ne doit pas changer. Énonçant le thème de la table ronde, il a souligné : « Soit le Concile est panorthodoxe, et dans ce cas toutes les Églises orthodoxes y participent, soit, si une ou plusieurs Églises en sont absentes, il ne l’est pas. Il faut comprendre que ce qui est souligné par le thème de notre rencontre est un fait accompli. »
Selon l’intervenant, la situation tient aux désaccords et aux difficultés existants dans les relations entre les Églises, qui n’ont pas été résolus avant le Concile. « Il est important de comprendre que nous ne considérons pas ces difficultés comme insurmontables, a constaté V. Legoïda. Bien plus, l’Église orthodoxe russe a tout fait pour y parvenir dans les temps et, d’autre part, a proposé et propose des mécanismes pour surmonter les difficultés en présence. Pour l’instant, il n’a pas été possible de résoudre les problèmes, mais nous n’y voyons pas là une tragédie. Nous comprenons et constatons que la situation est complexe, mais elle n’est pas dramatique. »
Le président du Département synodal des relations de l’Église avec la société et les médias a dit son désaccord avec l’opinion répandue dans l’espace médiatique, selon laquelle la situation témoignait d’une impossibilité de réaliser le principe de conciliarité dans la vie de l’Église moderne. « Non, d’une part les Églises locales entretiennent des relations permanentes entre elle, organisant des rencontres bilatérales ou multilatérales a, poursuivi V. Legoïda. Mais aucune rencontre à ce niveau n’avait eu lieu depuis des siècles ou, lorsqu’elles avaient lieu, la situation était complètement différente, le contexte était différent, les principes régissant ces relations étaient différents, comme étaient différents les moyens de communication. Aujourd’hui, nous cherchons comment doit se réaliser et se manifester la conciliarité dans les conditions actuelles. Cette recherche est difficile, elle exige des efforts, du temps. On dira : cela fait 55 ans qu’on s’y préparait. Peut-être faudra-t-il 155 ans pour se mettre vraiment d’accord sur ce qui exige qu’on se mette d’accord. »
Le professeur V. Petrouchko est revenu sur l’affirmation de certains représentants du Patriarcat de Constantinople, comme quoi les décisions du Concile de Crète seraient obligatoires pour toutes les Églises orthodoxes, malgré l’absence d’un consensus panorthodoxe : « Le principe de conciliarité présuppose la notion de réception des décisions conciliaires par les fidèles, par le plérôme de l’Église. Nous savons qu’il y a eu dans l’histoire des conciles qui prétendaient au statut de concile œcuméniques, comme le fameux « brigandage » du Ve siècle, ou le concile iconoclaste au VII siècle. La conscience ecclésiale en a rejeté l’autorité. S’il y a des tentatives d’interpréter les actes du Concile de Crète comme panorthodoxes, obligatoires pour l’ensemble du monde orthodoxe, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi la voix du plérôme de l’Église, qui a son mot à dire et peut rejeter ces décisions. »
De son côté, A. Kozyrev a souligné l’importance du processus préconciliaire : « Le fait même que ce Concile aurait pu avoir lieu et, on veut l’espérer, aura lieu, peut-être de notre vivant, est déjà remarquable en soit. Cela signifie que nous entrons dans une autre époque, une époque de post-sécularité. Cela signifie que le rôle de l’Église et de la religion dans la vie de la société ne disparaît pas, mais grandit. »
Selon R. Lounkine, « il n’y a qu’une seule raison pour laquelle le Concile en Crète n’a pas été panorthodoxe, c’est la violation du principe d’accord de toutes les Églises panorthodoxes. »
« Le développement des relations interorthodoxes montre qu’il ne pouvait en être autrement ; le Concile panorthodoxe se transforme en consultation interorthodoxe, parce que la position des Églises qui ne participeront pas à la rencontre de Crète n’a pas été entendue, elle a été ignorée » a remarqué à son tour M. Yakouchev.
« Dans son allocution, le prêtre Alexandre Volkov a parlé de l’organisation de la préparation du Concile, depuis la Synaxe des Primats des Églises orthodoxes à Chambésy en janvier dernier. « L’église russe a effectué un immense travail en vue du Concile. On ne peut pas dire qu’elle a saboté ou nivelé les actions des autres Églises. L’Église orthodoxe russe est l’une des rares Églises qui ont effectué un grand travail sur les documents, puis un grand travail sur l’organisation et le protocole du Concile. En effectuant ce travail, nous pensions vraiment que toutes les Églises locales se rassembleraient aujourd’hui en Crète et que nous témoignerions ainsi de notre unité. »
« En même temps, nous voyons (et cela était sensible lors de la seconde rencontre du Comité d’organisation panorthodoxe qui s’est réuni il y a un mois en Crète), que l’enthousiasme des représentants des Églises orthodoxes locales diminuait d’heure en heure, a poursuivi le père Alexandre. En effet, toutes les propositions, des questions d’organisation aux questions de finances étaient formulées par le Patriarcat de Constantinople, et proposées aux Églises locales comme une donnée à prendre. Les Églises étaient forcées d’accepter des décisions déjà prises, se contentant de les corriger légèrement. » Selon lui, c’est cette atmosphère qui a pour beaucoup joué dans la non-participation de certaines Églises locale au Concile, ainsi que dans les critiques formulées par l’Église serbe.
Ainsi, le problème n’est pas tant dans les difficultés relationnelles entre les Églises, que dans l’absence de volonté de résoudre ces conflits et d’en discuter, affirme le père Alexandre Volkov.
« De façon générale, et malgré tout, nous regardons l’avenir avec espoir : on ne peut pas annuler ce que toutes les Églises locales considèrent comme important pour elles comme pour l’Orthodoxie dans le monde. Dans une perspective pas trop éloignée, je pense que nous serons verrons le Concile panorthodoxe » a dit le directeur du Service de presse du Patriarche de Moscou et de toute la Russie.
Son allocution a été suivie par l’intervention de l’archiprêtre Nicolas Balachov, vice-président du DREE. « Le fait que le Concile en Crète n’a pu être un Concile panorthodoxe est aujourd’hui tristement évident, a constaté l’archiprêtre. Comme le dit Sa Sainteté le Patriarche Cyrille dans Sa lettre au Patriarche Bartholomée de Constantinople, il s’agit d’un problème commun à toute notre famille orthodoxe. »
Parlant de la préparation du Saint et Grand Concile de l’Église orthodoxe, qui a débuté en 1961, il a constaté que le processus préconciliaire n’avait pas occupé 55 années de travail ininterrompu. En réalité, la préparation au Concile s’est faite par à-coups, entrecoupée de longues pauses. Cette préparation soulève de nombreuses questions. « J’ai participé à toutes les manifestations organisées pour la préparation du Concile depuis 2009, lorsqu’elle a reprise, jusqu’à aujourd’hui, a raconté le père Nicolas. Et j’ai sérieusement étudié l’histoire de ce processus d’après les archives du Département des relations ecclésiastiques extérieures, qui gardent précieusement les procès-verbaux de toutes les réunions et de toutes les interventions, ainsi que des projets de documents dans leurs diverses rédactions. Tous les stades de ce travail en commun s’y reflètent ; »
Commentant la remarque de V. Legoïda comme quoi l’Église orthodoxe russe n’était pas satisfaite de l’ordre du jour du Concile, le vice-président du DREE a repris : « Dans une certaine mesure, je suis d’accord. En effet, nous n’en sommes pas satisfaits, parce que, du point de vue de l’église russe, il est pauvre. Lorsque nous avions commencé à préparer le Concile, en septembre 1961 à l’île de Rhodes, où il avait enfin était décidé que ce Concile aurait lieu, un catalogue de thèmes comptant environ 120 questions avait été rédigé. On supposait alors que le Concile serait long, que les hiérarques rassemblés répondraient à toutes les questions inquiétant l’homme d’aujourd’hui, sur lesquelles l’Église s’était exprimée de façon privée, mais sans qu’aucune réponse solidaire n’ait été donnée jusqu’à présent. » L’Église orthodoxe russe a préparé des projets de documents sur toutes les thèmes, a souligné le père Nicolas. Certains de ces textes restent intéressants et sont toujours d’actualité, certains sont obsolètes dans les parties relatives aux réalités sociales et politiques de l’humanité d’alors. »
« Quinze ans après la Conférence de Rhodes, en 1976, une décision a été prise : rien ne va plus, il faut changer la procédure de préparation du Concile, qui devra être limité dans le temps et n’examiner qu’un nombre limité de thèmes » a poursuivi le vice-président du DREE. Auparavant chaque Église préparait une contribution aux projets de documents ; il était prévu que ces différentes contributions seraient comparées. « Mais la réalité est que seule l’Église russe a « fait ses devoirs d’école », a constaté l’archiprêtre. Le processus s’est alors ralenti, parce qu’on n’a pas voulu travailler sur les projets de documents que nous avions consciencieusement envoyés à nos confrères. En 1976, la délégation de l’Église de Constantinople, présidée par le métropolite Méliton de Chaldée est venue à Moscou et a rencontré le Patriarche Pimène. Elle a proposé de changer le mode de préparation du Concile, ce qui a déçu l’Église russe. A quoi bon tant de travail de la part de la commission synodale, à quoi bon tant de nuits blanches, de réunions du Synode au cours desquelles tous ces textes avaient été examinés, corrigés, approuvés ? Mais nous avons donné notre accord : bien, si ce n’est pas possible autrement, que l’ordre du jour soit plus pauvre. Une liste de thèmes a été rédigée. On nous a dit : « Non, c’est encore trop ». Finalement, nous nous sommes mis d’accord sur dix thèmes. » Par la suite, leur nombre a été réduit, certains documents que le Patriarcat de Moscou considérait comme très importants ont été rejetés, et le travail a continué sur six documents.
« Bien que les règles aient changé au cours du processus, nous avons chaque fois donné notre accord, quoiqu’à contrecœur, afin que le Concile puisse avoir lieu, a souligné l’archiprêtre Nicolas. Personne ne peut accuser l’Église russe d’avoir manqué de bonne volonté… »
Pourquoi alors cette rupture de dernière minute ? Répondant à cette question, le président du DREE a rappelé : il n’est pas juste de dire que la décision d’organiser le Concile panorthodoxe à l’île de Crète aux dates mentionnées a été prise à l’unanimité, les Églises ne pouvant donc reprendre leur voix. « La décision de la Synaxe des Primats des Églises orthodoxes de Chambésy, en janvier 2016, n’a pas été signée de toutes les Églises, a témoigné l’archiprêtre Nicolas Balachov. Dès le départ, le représentant du Patriarcat d’Antioche, le métropolite Isaac, avait écrit que l’Église d’Antioche n’était pas d’accord avec le contenu du document et refusait de le signer. L’Église russe a signé la décision, partant du fait qu’il fallait une préparation permanente et très intensive pour que le Concile ait vraiment lieu. » Lors de la rencontre des Primats d’Istanbul en 2014, comme lors de la rencontre de Chambésy en janvier dernier, le Patriarche Cyrille avait souligné : pour arriver à résoudre les problèmes restants avant le Concile, et le convoquer en tant que Concile panorthodoxe, un travail quotidien sera nécessaire.
« Cependant, cela n’a pas été le cas, a regretté l’archiprêtre Nicolas. Certes, un Secrétariat panorthodoxe pour la préparation du Concile, dont j’ai eu l’honneur de faire partie au nom de l’Église russe, a bien été constitué. Il s’est réuni deux fois, a travaillé en tous quatre jours et ne s’est occupé que de questions techniques et secondaires. Toutes les questions que l’Église russe posait au Patriarcat de Constantinople, aussi bien oralement que par écrit, comme devant être étudiées par le Secrétariat panorthodoxe, ont été rejetées comme n’étant pas de la compétence du Secrétariat. »
Le fait que la rencontre de Crète n’ait pas été un Concile panorthodoxe tient au manque de communication pendant le travail de préparation, a assuré l’archiprêtre, reconnaissant que la coordination assurée par le Patriarcat de Constantinople a été un échec. « La voix des Églises n’a pas été entendue, a-t-il rappelé. L’Église d’Antioche a exprimé sa position à de multiples reprises, ses représentants ont participé aux conférences préparatoires, soulignant chaque fois que la question de leur participation au Concile restait ouverte, qu’ils étaient prêts à y participer si une solution était trouvée. Ils ont demandé l’aide des Églises pour que soit réglée son différend avec l’Église de Jérusalem, proposant des solutions de compromis qui, à mon avis, témoignaient de leur bonne volonté. Hélas, rien n’a été fait. Par ailleurs, la préparation a effectivement suscité le mécontentement des représentants de presque toutes les Églises orthodoxes locales. »
Comment envisager la situation aujourd’hui ? « Le Concile de Crète aura sans doute lieu, si ceux qui sont venus aujourd’hui en Crète participer à la réunion des Primats ne prennent pas d’autre décision. Ils devront décider de ce qui se produira par la suite. De notre point de vue, la tenue de ce Concile présente un certain danger pour l’unité ecclésiale » a constaté l’archiprêtre Nicolas.
Il a également souligné que la décision de soutenir la proposition des Églises sur le report de la date du Concile, exprimée par le Synode le 13 juin 2016, et, si cette proposition n’était pas retenue, de reconnaître l’impossibilité pour la délégation de l’Église orthodoxe russe de prendre part au Concile, était parfaitement inévitable. « Le Synode ne pouvait prendre une autre décision, dans la mesure où le Concile épiscopal, qui s’est réuni en février quelques jours après le retour de la délégation de l’Église russe de Chambésy à la réunion des Primats avait décidé de considérer comme une condition indispensable à la convocation du Concile panorthodoxe l’accord de toutes les Églises orthodoxes autocéphales reconnues de tous, sans exception, a rappelé le vice-président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou. En même temps, nous ne perdons pas l’espoir que le Saint et Grand Concile aura lieu. »
Cet espoir, a souligné l’archiprêtre Nicolas, est exprimé dans le message que Sa Sainteté le Patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie a adressé aux Primats des Églises rassemblés en Crète, ainsi qu’aux participants de la rencontre.
Le Patriarche Cyrille salue l’assemblée au nom de l’Église orthodoxe russe et appelle à ne pas se laisser troubler par le fait que les avis des Églises-sœurs divergent sur la convocation du Saint et Grand Concile. « Selon l’apôtre Paul, « il faut bien qu’il y ait aussi parmi vous des scissions, pour permettre aux hommes éprouvés de se manifester parmi vous » (I Cor, 11, 19). Pendant la préparation au Concile, semblables scissions sont apparues entre nous, mais nous ne devons pas leur permettre d’affaiblir l’unité que le Seigneur nous commande de garder, ni de se transformer en conflit inter-ecclésial ou d’introduire la division et le trouble dans nos rangs. Nous restons une seule famille orthodoxe, et en même temps nous portons la responsabilité du destin de la Sainte Orthodoxie » écrit le Patriarche Cyrille dans son message.
Les intervenants ont ensuite répondu aux nombreuses questions de l’assistance.