Le métropolite Hilarion a donné une interview à l’agence de presse grecque « Romfea »
Répondant aux questions des journalistes de l’agence d’informations religieuses « Romfea », le métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, a parlé de la récente visite de S. S. le patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie à l’Église orthodoxe albanaise, avant d’évoquer la situation religieuse en Ukraine.
- Éminence, vous êtes actuellement dans la capitale de l’Albanie, Tirana, où le primat de l’Église orthodoxe russe effectue sa première visite. Pourriez-vous commenter cette visite ?
- La visite de S. S. le patriarche Cyrille a une dimension historique, dans la mesure où c’est la première fois qu’un primat de l’Église orthodoxe russe rend visite à l’Église orthodoxe albanaise autocéphale.
L’histoire des relations entre nos Églises a plusieurs décennies. Il y a exactement 70 ans, en avril 1948, une délégation de l’Église orthodoxe russe, conduite par l’évêque Nestor d’Oujgorod et de Moukatchevo, est venue en Albanie participer à la consécration épiscopale de l’archimandrite Paissi (Voditsa), devenu par la suite primat de l’Église orthodoxe albanaise. Les tragiques évènements qui ont frappé l’Orthodoxie en Albanie au XXe siècle ont affaibli ces relations, mais elles ont repris ces dernières années. Nous gardons un bon souvenir des nombreuses visites de Sa Béatitude l’archevêque Anastase au Patriarcat de Moscou, dont la dernière remonte à la fin de l’an passé. Nous espérons que cette première visite irénique du primat de l’Église orthodoxe russe en Albanie ouvrira une nouvelle page dans l’histoire des rapports entre nos Églises.
- Il y a quelques jours, le Patriarcat œcuménique a décidé d’examiner la question de l’autocéphalie en Ukraine. Comment cette décision a-t-elle été perçue dans l’Église russe ?
- Avec perplexité. Ni le patriarche Cyrille, ni le métropolite Onuphre de Kiev et de toute l’Ukraine n’ont été informés de cette décision. Un communiqué a été publié, informant que le Synode a « reçu la demande d’octroi de l’autocéphalie de la part d’institutions ecclésiastiques et civiles, représentant de nombreux millions d’Ukrainiens orthodoxes ». Selon les statistiques officielles, l’Église orthodoxe ukrainienne regroupe plus de douze mille communautés dans toute l’Ukraine. C’est deux fois plus que les deux groupes schismatiques ukrainiens réunis.
L’état réel de la vie spirituelle dans l’Église canonique ukrainienne et dans le schisme est facile à évaluer en comparant, par exemple, le nombre de moines. Il y a actuellement près de 5000 moines dans l’Église orthodoxe ukrainienne canonique. Le soi-disant patriarcat de Kiev compte un peu plus de 200 moines, quant à celle qui se dénomme église autocéphale, elle n’en a que 15 répartis dans 12 monastères. La presse se réfère souvent aux données de sondages commandés par des sponsors. Mais les chiffres qu’ils produisent ne correspondent pas à ce que nous voyons de nos yeux et qu’il est facile de vérifier.
Dans la réalité, en Ukraine, des millions de fidèles orthodoxes sont attachés à notre Église, comme le démontrent de façon évidente les processions organisées par l’Église canonique dans toute l’Ukraine, qui rassemblent tous les ans des centaines de milliers de pèlerins. Pourquoi l’opinion de ces millions de fidèles n’intéresse-t-elle pas nos confrères de Constantinople ? Une autocéphalie accordée au schisme en dépit de la volonté de l’Église canonique dont il est sorti n’a pas d’avenir. Elle n’aboutira pas à l’unité de l’Orthodoxie, mais à l’approfondissement des divisions déjà existantes et à une déstabilisation toujours plus grande de la société ukrainienne.
- Cependant, pour prendre la décision d’octroyer l’autocéphalie, faut-il l’accord de toutes les Églises ? Le Patriarcat œcuménique n’a-t-il pas le droit de faire avancer la question, comme cela c’était passé avec l’octroi de l’autocéphalie à l’Église russe ?
- Le patriarche Jérémie II de Constantinople, présent à Moscou en 1589, a annoncé l’octroi à l’Église russe de la dignité patriarcale. A l’époque, il lui était impossible de joindre rapidement les autres Patriarcats orientaux. Pourtant, les autres premiers hiérarques n’ont pas accepté que leur confrère ait agi unilatéralement, sans leur participation. Lorsque qu’en 1590, au Concile de Constantinople, les patriarches Jérémie de Constantinople, Joachim d’Antioche et Sophonie de Jérusalem ont confirmé l’instauration du Patriarcat en Russie, leur décision n’a pas été reconnue de toute l’Orthodoxie, dans la mesure où le patriarche d’Alexandrie, saint Mélèce Pigas, absent au Concile, discutait cette décision. Ce n’est que lorsque les quatre patriarches orientaux, représentant alors le plérôme de l’Orthodoxie, eurent confirmé ensemble la dignité patriarcale de l’Église russe au cours d’un nouveau Concile de Constantinople, en 1593, que cette dignité devint indiscutable.
Le mode de proclamation d’une nouvelle Église autocéphale a été examiné soigneusement, à de nombreuses reprises, dans le cadre de la préparation au Saint et Grand Concile, et un consensus avait été trouvé entre toutes les Églises orthodoxes locales. Une procédure avait été élaborée, qui supposait la participation à ce processus de toutes les parties intéressées : l’Église kiriarcale, initiatrice de l’octroi de l’autocéphalie à l’une de ses parties, le Patriarcat de Constantinople, comme coordinateur pour aider à trouver un consensus entre toutes les Églises locales, enfin toutes les Églises orthodoxes autocéphales, sans la concertation desquelles l’octroi de l’autocéphalie à quelque structure ecclésiastique que ce soit n’est pas possible. Nous avions eu le temps de nous mettre d’accord sur tous les points, hormis sur des détails techniques, des questions de protocole comme l’ordre dans lequel doivent se succéder les signatures. Tout le reste a été concerté.
Or, que voit-on ? Le processus de proclamation de l’autocéphalie est entamé non seulement sans l’accord de l’Église kiriaracale, l’Église orthodoxe russe, mais en contournant l’Église orthodoxe ukrainienne. Le sort de l’Orthodoxie en Ukraine est décidé par des schismatiques, les autorités d’un état civil et les députés d’un parlement dont beaucoup sont des uniates ou appartiennent à d’autres religions ou confessions. Une telle autocéphalie pourrait-elle vraiment être validée par la signature des primats des Églises orthodoxes locales ?
- Éminence, peut-il se faire que le thème de l’autocéphalie ait un rapport avec les prochaines élections présidentielles en Ukraine ? Pensez-vous que le président ukrainien puisse tenter de tirer parti de cette délicate question religieuse?
- Ce sont les autorités, des groupes schismatiques et les gréco-catholiques qui sont à l’origine du projet de ce qu’ils appellent « l’Église locale unique en Ukraine ». Les hommes politiques y voient une possibilité d’entamer leur campagne présidentielle sous de bons auspices, alors que la situation économique s’aggrave dans le pays. Les schismatiques, qui, avec le soutien des autorités, continuent à s’emparer des églises de l’Église canonique en Ukraine, ont absolument besoin d’être légalisés et soutenus par n’importe quelle Église canonique du monde orthodoxe.
Quant aux uniates, l’unité des schismatiques, l’obtention d’un statut officiel dans le monde orthodoxe pour eux est un nouveau projet visant à soumettre l’Orthodoxie à Rome. La première déclaration de la Rada suprême au patriarche Bartholomée, en 2016, a été rédigée par des députés, dont la plupart étaient des uniates. Le projet actuel est aussi réalisé avec le soutien actif de fonctionnaires de l’état et de députés appartenant à l’Église uniate. La direction de l’Église gréco-catholique ukrainienne dit clairement que la reconnaissance des dénominations non canoniques par le Patriarcat de Constantinople est un premier pas, qui doit être suivi de « la réunion de toutes les Églises du baptême de Vladimir ». Les uniates voudraient-ils aussi acquérir l’autocéphalie ? Non, ils veulent que les orthodoxes « reviennent à la fidélité à Rome ».
Le slogan politique principal des partisans de l’autocéphalie – « Une Église indépendante dans un état indépendant » – est faux et contraire à l’esprit ecclésial. Si l’on raisonne de cette manière, il faut alors découper les autres Églises locales historiques – celles d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem, de Serbie, etc – en de multiples parties, suivant le nombre de pays sur lesquels s’étend leur juridiction.
Chose intéressante, d’ailleurs, l’unité des uniates ou des catholiques-romains d’Ukraine avec Rome ne pose problème à aucun homme politique ukrainien : pourquoi l’unité de l’Église orthodoxe ukrainienne avec le Patriarcat de Moscou suscite-t-elle une réaction aussi enragée ?
- Comment voyez-vous les lendemains de la proclamation de l’autocéphalie en Ukraine ? Une sorte de « guerre froide » pourrait-elle recommencer ?
- Comme vous le savez, la communion eucharistique est rompue entre deux antiques patriarcats, ceux d’Antioche et de Jérusalem, depuis plusieurs années. Malgré les efforts du Patriarcat de Constantinople et ceux des autres Églises orthodoxes locales, on ne parvient pas à résoudre ce douloureux problème. Pourtant, j’attire votre attention sur ce fait, le problème tourne autour d’une seule et unique paroisse, située dans la capitale du Qatar, Doha, qui ne compte pas plus d’une centaines de fidèles.
Je redoute de penser à ce qui se passerait si le scénario d’octroi de l’autocéphalie aux schismatiques ukrainiens était appliqué. Il faut comprendre que l’ampleur du problème sera tout à fait autre : il ne s’agit pas du sort d’une paroisse, comme à Qatar, mais de plus de 12000 paroisses de notre Église.
Le schisme dans l’Orthodoxie mondiale qui résulterait inévitablement de cet acte ne serait comparable qu’à la séparation entre l’Orient et l’Occident en 1054. Si cela se produit, l’unité orthodoxe sera enterrée. C’est pourquoi, personnellement, je ne tiens pas à même essayer de m’imaginer ces « lendemains ». Mais je crois que la position solidaire des Églises orthodoxes locales, qui s’est souvent exprimée dans le passé, continuera à éviter le schisme à l’Orthodoxie mondiale. Cette même position solidaire fera revenir tôt ou tard les schismatiques dans le sein de l’Église. Je le crois et je prie à cette intention.
- Pour terminer, pouvez-vous dire quelques mots sur l’archevêque Anastase d’Albanie et sur l’œuvre si importante qu’il poursuit depuis des années.
- Je connais Sa Béatitude depuis des années. Nous nous sommes rencontrés lors de différents forums interorthodoxes et interchrétiens, où j’ai pu me convaincre de la sagesse, de la profondeur de la pensée théologique et de l’attention du primat d’Albanie envers tout ce qui concerne la vie de l’Église et la prédication de l’Évangile du Christ « à ceux qui sont loin et à ceux qui sont proches » (Eph 2, 17).
Je pense que c’est grâce à ce grand théologien et missionnaire que l’Église orthodoxe albanaise a pu renaître, elle qui avait subi de cruelles persécutions au siècle dernier. L’Église orthodoxe russe a aussi subi des persécutions semblables, c’est pourquoi nous sommes heureux de voir prospérer la vie ecclésiale en Albanie, grâce aux efforts et à l’abnégation de son primat, de l’épiscopat, du clergé et des laïcs.