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Commentaires du Secrétariat de la Commission synodale biblique et théologique sur la lettre du patriarche Bartholomée de Constantinople à l’archevêque Anastase d’Albanie en date du 20 février 2019, publiée par le Patriarcat de Constantinople

Le Patriarcat de Constantinople a publié le 9 mars 2019, sur son site officiel, une lettre de Sa Sainteté le patriarche Bartholomée de Constantinople à Sa Béatitude l’archevêque Anastase d’Albanie, réponse à la lettre de ce dernier sur la question ukrainienne. Le contenu de la lettre du patriarche Bartholomée justifie l’octroi non canonique d’une prétendue autocéphalie à des schismatiques en Ukraine, par le Patriarcat de Constantinople, ce qui touche directement l’Église russe. Afin de justifier son ingérence dans les affaires de celle-ci, le patriarche Bartholomée développe une théorie des droits exclusifs des patriarches de Constantinople dans l’Église orthodoxe, à l’explication de laquelle est consacrée la lettre au primat de l’Église albanaise.

Les membres et les experts de la Commission synodale biblique et théologique ont étudié les principales thèses de l’argumentation du patriarche Bartholomée. Ses principales conclusions sont reproduites ci-après.

  1. Le patriarche Bartholomée affirme que les saints canons ont confié au primat de l’Église constantinopolitaine « non le privilège, mais le sacrifice » d’une sorte de « responsabilité dépassant les frontières », dont l’objet est « le règlement définitif des problèmes survenant dans les Églises locales lorsqu’elles ne sont pas en état de les résoudre elles-mêmes ». Il remarque aussi que les prédécesseurs du patriarche Bartholomée au siège constantinopolitain ont été au service de « ce legs » de l’Église de Constantinople « durant tous les siècles passés ».

En réalité, il n’existe aucun canon conférant aux patriarches de Constantinople semblables pleins-pouvoirs, ce que confirme le patriarche Bartholomée lui-même en ne citant aucun décret conciliaire à l’appui de ses affirmations.

Les prédécesseurs de l’actuel patriarche de Constantinople, dont il fait mention ici, avaient une autre vision de la primauté, et, au contraire, rejetaient l’idée de droits exclusifs appartenant au premier d’honneur dans l’Église. On citera, à ce propos, la lettre encyclique patriarcale et synodale de l’Église de Constantinople, datée de 1895, en réponse à l’encyclique du pape Léon XIII sur la réunion des Églises. Polémiquant avec le chef de l’Église catholique-romaine, l’Église constantinopolitaine défendait à l’époque la conception orthodoxe du rôle du primat d’honneur, qui ne tolère aucune intervention d’un des primats dans les affaires des autres Églises locales :

« Tout évêque est le chef et le primat de son Église particulière, soumis uniquement aux décrets conciliaires et aux décisions de l’Église catholique comme étant seule infaillible, et l’évêque de Rome, comme le montre l’histoire ecclésiastique, n’a jamais fait exception à cette règle. Le seul et éternel Chef des maîtres, le Chef immortel de l’Église est notre Seigneur Jésus Christ, qui est la tête du corps de l’Église (Col 1,18).

Les divins pères, tout en révérant l’évêque de Rome comme l’évêque de la ville souveraine de l’empire, lui accordaient un privilège honorifique de préséance,mais voyaient en lui simplement le premier entre les autres évêques, c’est-à-dire le premier entre égaux, privilège qu’ils ont accordé ensuite à l’évêque de la ville de Constantinople, lorsque cette ville est devenue ville souveraine de l’Empire romain, comme en témoigne le 28e canon du 4e Concile œcuménique de Chalcédoine... De ce canon il ressort que l’évêque de Rome est égal en honneur à l’évêque de Constantinople et aux évêques des autres Églises, et on ne trouvera dans aucun canon, ni chez aucun des pères la moindre allusion à ce que l’évêque de Rome serait l’unique chef de l’Église catholique et le juge infaillible des évêques des autres Églises indépendantes et autocéphales...

A l’époque des sept Conciles œcuménique, chaque Église autocéphale particulière, en Orient, comme en Occident, était entièrement indépendante et auto-administrée. Les évêques des Églises autocéphales d’Orient, aussi bien que les évêques d’Afrique, d’Espagne, de Gaule, de Germanie et de Bretagne dirigeaient les affaires de leur Église, chacun au moyen de ses conciles locaux, tandis que l’évêque de Rome ne disposait pas du droit d’intervenir, étant lui-même assujeti aux décrets conciliaires. Sur les questions importantes, exigeant la ratification de l’Église catholique, on s’adressait au Concile œcuménique, qui était seul la plus haute autorité dans l’Église catholique[1]. »

Affirmant que le ministère de « responsabilité dépassant les frontières » conféré aux primats de Constantinople « n’avait résolument jamais suscité le moindre doute ou la moindre inquiétude chez les autres patriarches », le patriarche Bartholomée produit une citation tirée de la lettre des pères du Concile de Carthage au pape Célestin, en 425.

L’emploi de cette citation, comme, plus généralement, le renvoi aux pères de ce fameux Concile, est plutôt étonnant.

On sait bien, en effet, que c’est l’intervention du pape Célestin dans les affaires de l’Église de Carthage et le jugement en appel d’un évêque africain, qui fournirent l’occasion de cette lettre. Blâmant cet acte de l’évêque de Rome, les pères du Concile écrivaient notamment :

« Ayant rempli l’obligation sudite de convenable salutation, nous vous prions instamment de ne plus admettre si facilement à votre oreille ceux qui viendraient d’ici, et de ne plus souhaiter recevoir dans votre communion ceux que nous avons excommuniés, ceci ayant été, comme pourra s’en convaincre aisément Votre honneur, déterminé dès le Concile de Nicée. En effet, alors que des mesures sont prévues concernant le bas clergé et les laïcs, il a, cependant, plu au Concile qu’elles soient d’autant plus appliquées aux évêques, afin que ceux qui ont été interdits dans leur province, ne soient pas restaurés précipitamment par ta saintété, ni de manière inapropriée[2]. »

Il n’est pas inutile de citer entièrement le fragment dans lequel les pères du Concile de Carthage demandent au pape de ne pas envoyer ses représentants pour participer à la procédure. Dans la lettre du primat de l’Église de Constantinole, ce fragment n’est pas produit en son entier :

« N’envoyez ni d’admettez aucun légat (même clerc), afin de ne pas paraître apporter la hauteur fumeuse du monde dans l’Église du Christ, qui donne la lumière de la simplicité et la clarté de l’humilité à ceux qui souhaitent voir Dieu[3]. »

La théorie de la « responsabilité dépassant les frontières » (ὑπερόριοι εὐθύναι) dans les affaires de l’Église, formulée à notre époque, est entièrement empruntée au lexique des évêques romains, qui, au Ve siècle, prétendaient déjà à « la sollicitude universelle » (universalis cura; sollicitudo omnium ecclesiarum), laquelle, selon eux, n’était pas un privilège, mais « un devoir singulier », un « ministère » de l’Église de Rome.

En 2008, le Concile épiscopal de l’Église orthodoxe russe a fait savoir qu’elle était profondément inquiète de la nouvelle conception ecclésiologique diffusée par l’Église constantinopolitaine, soutenue par certains de ses hiérarques et certains théologiens, conception « en contradiction totale avec la tradition canonique séculaire ». Le décret conciliaire « De l’unité de l’Église » énumère les principales prétentions des patriarches de Constantinople, déclarées à l’époque par les représentants de cette Église. De façon caractéristique, durant la décennie écoulée, l’idée que se fait le primat de l’Église constantinopolitaine de ses pleins-pouvoirs s’est considérablement enrichie. Dans sa lettre à l’archevêque Anastase d’Albanie, le patriarche de Constantinople défend à présent son droit d’intervenir à sa guise dans les affaires des autres Églises locales à n’importe quel propos, ce qui revient à prétendre à la juridiction illimitée sur toutes les Églises autocéphales.

Malheureusement, l’appel de l’Église russe à s’abstenir d’actes unilatéraux, capables de porter  des dommages irréparables à l’unité de l’Orthodoxie n’a pas été entendu :

« Considérant que les problèmes mentionnés ne pourront être résolus définitivement que par un concile œcuménique de l’Église orthodoxe, ce concile épiscopal appelle la Sainte Église de Constantinople à la prudence en attendant l’examen de ces nouveautés par l’ensemble de l’orthodoxie et à s’abstenir de gestes qui pourraient faire exploser l’unité orthodoxe. Cet avertissement concerne particulièrement les tentatives de revoir les frontières canoniques des Églises orthodoxes[4]. »

 

  1. Le patriarche Bartholomée affirme que le ministère de « responsabilité dépassant les frontières » est exercé par le patriarche de Constantinople dans le cadre « de l’institut canonique immuable de la Pentarchie ».

Cette thèse contient en soi une contradiction, puisque la théorie de la Pentarchie non seulement ne peut servir de fondement à de prétendus plein-pouvoirs exclusifs du premier évêque mais, au contraire, affirme l’égalité des cinq patriarches des sièges de l’Empire romain.

L’institut de la Pentarchie a été fondé au VIe siècle, par des ordonnances de l’empereur Justinien, qui fixait « l’ordre d’honneur » (τάξις τιμῆς) des cinq sièges les plus importants de l’Empire romain : Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. La novelle 109 de l’empereur Justinien, datée de 541, proclamait ainsi :

« On appelait et nous appelons hérétiques ceux qui appartiennent à différentes hérésies... et, plus généralement, tous ceux qui ne sont pas membres de la Sainte Église, dans laquelle sont tous les sanctissimes patriarches de tout l'œcumène, de la Rome occidentale, de cette ville impériale, d’Alexandrie, de Théoupolis et de Jérusalem et tous les éminents évêques qui leur sont subordonnés, confessant ensemble la foi apostolique et la tradition[5]. »

 

Durant la période impériale, l’ingérence d’un membre de la pentarchie sur le territoire d’un autre était interdit ; quant aux questions interecclésiales et aux appels, ils étaient adressés à l’empereur qui prescrivait la procédure de leur résolution. De nombreux auteurs de la période byzantine ont écrit sur l’égalité des pouvoirs et des responsabilités des cinq principaux sièges de l’empire. Le patriarche Pierre III d’Antioche (1052-1056), dans une lettre à l’archevêque de Grado ou d’Aquilea, écrivait :

« La grâce divine a ordonné qu’il y ait dans le monde cinq patriarches : ceux de Rome, de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem (...) (PG 120 col. 757). Le corps de l’homme est dirigé par une seule tête. Il a de nombreux membres, qui sont tous dirigés par seulement cinq sens (...) Le corps du Christ, c’est-à-dire l’Église des fidèles, composé des différents peuples, semblables à des membres, et dirigé par cinq sens, c’est-à-dire ceux qu’on appelle les grands sièges, est dirigé par une seule Tête, le Christ Lui-même (col. 760). »

En l’an 1200, le patriarche de Constantinople Jean X Kamateros remarquait dans une lettre au pape Innocent III, que les décrets conciliaires ne fournissaient aucun fondement aux prétentions des évêques romains :

« Nous n’y trouvons que l’énumération [des Églises] et l’ordre convenable, d’après lequel une est appelée première, une autre seconde, puis une troisième, etc. Mais ni par les sacrés décrets apostoliques, ni par leurs canons nous ne connaissons d’Églises catholiques qui engloberaient et seraient la mère des autres[6]. »

Ce n’est que par la suite, du fait de certaines catastrophes historiques, de l’affaiblissement considérable et de la diminution des antiques Patriarcats, placés dans une situation difficile, compte tenu, également, de la position dominante du siège de Constantinople, situé dans la capitale, que l’égalité de fait entre le patriarche de Constantinople et les autres patriarches orientaux fut élevé en principe. La période byzantine tardive, et plus particulièrement la période de la domination ottomane, furent marquées par des cas fréquents d’abus de pouvoir de la part des patriarches de Constantinople. Il n’est donc pas étonnant que pratiquement tous les textes des primats de Constantinople cités par le patriarche Bartholomée dans sa lettre remontent précisément à cette période de l’histoire.

Remarquons en passant qu’en citant le patriarche de Constantinople « Calliste I à propos de l’affaire du patriarche de Tarnovo Germain II », le patriarche Bartholomée commet une erreur singulière : l’histoire ne connaît pas de patriarche de Tyrnovo de ce nom, et le siège de cette ville, sous le patriarcat de Calliste I, était occupé par le patriarche Théodose II.

Cependant, une anomalie canonique, causée par des évènements tragiques du passé, ne peut être élevée au rang de canon. Il est caractéristique que même à l’époque ottomane, lorsque les patriarches orientaux non seulement résidaient de longues périodes à Istanbul, mais y étaient souvent élus et intronisés, l’idée de l’égalité de tous les patriarches restait vivace, comme en témoigne, notamment, la polémique avec l’hétérodoxie.

Ainsi l’encyclique des patriarches orientaux de 1848 consacre-t-elle de longs développements au thème de la primauté. Les prétentions des papes de Rome à la prééminence dans l’Église du Christ y sont contestées. Les auteurs de l’Encyclique expliquent la prééminence de la première chaire, aussi bien durant les premiers siècles du christianisme qu’au XIXe siècle, par la situation de ce siège, établi dans la capitale d’un état, d’abord l’Empire romain, puis l’Empire ottoman. Ce n’étaient ni des droits sacrés, ni un statut canonique particulier qui forçaient à s’adresser à la capitale, Rome ou Constantinople, en cas de litige, mais le cours naturel des choses. Les décisions qui y étaient prises devaient l’être sous une forme fraternelle et non impérative, sans porter atteinte à la liberté des Églises locales, c’est-à-dire à leur autocéphalie. L’Encyclique souligne particulièrement que l’entremise fraternelle du patriarche de Constantinople n’était possible qu’à la demande expresse des primats des Églises locales, et ne pouvait leur être imposée[7].

 

  1. La lettre qualifie l’institut de la pentarchie de « canoniquement immuable ».

Cette caractéristique est pour le moins étonnante.

La pentarchie ne doit pas son origine, comme on l’a dit plus haut, aux canons ecclésiastiques, mais aux ordonnances de l’empereur romain. En tant qu’institution de l’état, elle a donc perdu sa portée après la chute de l’empire. En même temps, au cours des siècles, des modifications ont été apportées dans l’ordre de la liste honorifique des patriarches orthodoxes. En 1590, au Concile de Constantinople, les patriarches orientaux ont accordé au primat de l’Église russe la cinquième place dans les dyptiques, comme en témoigne la charte d’institution du Patriarcat en Rus’ :

« Avons établi à Moscou le seigneur Job et par la grâce du Saint Esprit lui avons remis la charte patriarcale et par ladite charte il est institué et proclamé que l’archevêque de Moscou règnera comme cinquième patriarche et aura la dignité patriarcale et l’honneur d’être commémoré et vénéré avec les autres patriarches dans tous les siècles. »

 

  1. Pour confirmer l’ancienneté de « la pratique antique de l’Église », accordant au patriarche de Constantinople le droit de s’immiscer dans les affaires des autres Églises, le patriarche Bartholomée cite le Tomos de 1663, plus connu comme « Manuscrit du pouvoir impérial et patriarcal », dans lequel les patriarches orientaux réglaient les questions « posées par le clergé de l’Église russe. »

Ce document, d’origine et de contenu douteux, est avant tout le témoin de l’usage d’une époque, celle de la domination ottomane, sous laquelle les patriarches orientaux, comme il a été dit plus haut, se trouvaient de fait en état de subordination par rapport au patriarche de Constantinople. Cependant, ce document, lu attentivement, ne confirme pas les prétentions actuelles de Constantinople.

Quoiqu’en dise le patriarche Bartholomée, le tomos de 1663 ne répond pas aux questions « posées par le clergé de l’Église russe ». Les chartes envoyées aux quatre patriarches orientaux pour les inviter à venir participer au Concile de Moscou, convoqué contre le patriarche Nikon, était signées uniquement du tsar Alexis Mikhaïlovitch, initiateur d’une procédure judiciaire contre le patriarche de Moscou. Ni la hiérarchie, ni le bas clergé de l’Église russe ne demandaient de réponses aux patriarches orientaux.

Le Tomos de 1663 n’a pas le statut de décret conciliaire. Les primats des Églises d’Alexandrie et d’Antioche, auxquels on porta une copie du Tomos, y apposèrent leur signature à une date considérablement ultérieure. On sait aussi que le patriarche Nectaire de Jérusalem n’accepta pas de signer le document comme tel, mais rédigea une note, dans laquelle il déclarait qu’il était possible de déposer n’importe quel patriarche, y compris celui de Constantinople, par un tribunal de métropolites et d’évêques ce qui était, en fait, un désaveu de la position exprimée dans le document sur les droits particuliers du patriarche de Constantinople[8]. L’autorité de certains signataires du document n’est pas non plus sans poser question. L’un d’eux le patriarche Macaire d’Antioche, avait secrètement écrit une lettre au pape de Rome en 1662, reconnaissant sa subordination. Ce seul fait oblige à se demander si ce document est bien l’expression de la tradition ecclésiale authentique et intacte.

Quoiqu’il en soit, même du point de vue du système canonique présenté dans le Tomos de 1663, la conduite du patriache Bartholomée dans la question ukrainienne excède les pouvoirs des patriarches de Constantinople mentionnés dans le document. Ceci est confirmé par la 8e question-réponse du Tomos, partiellement citée par le patriarche Bartholomée. Elle se termine ainsi :

«Εἰ δὲ συναινοῦσι καὶ οἱ λοιποὶ Πατριάρχαι, εἰ τύχον εἴη μείζων ὑπόθεσις, ἀμετάβλητος ἔσται ἡ ἐξενεχθεῖσα ἀπόφασις»[9].

Et si les autres patriarches sont d’accord, dans le cas où la question serait plus considérable, que la sentence rendue soit irréversible.

La même idée est reprise à la fin de la 7e question-réponse :

«Ἐὰν δὲ περὶ ὧν ἐγκαλεῖτο, ἔκκλητον καλέσῃ ἀπὸ τοῦ θρόνου τῆς Κωνσταντινουπόλεως, τὴν ἀπόφασιν ἐκδεκτέον. Εἰ δὲ συναινέσειεν καὶ οἱ λοιποὶ Πατριάρχαι, οὐδεμίας ἔτι προφάσεως λείπεται χώρα, περὶ ὧν ἐγκαλεῖται»[10].

Et s’il fait appel au siège de Constantinople des charges produites contre lui, il convient d’attendre la sentence. Si les autres patriarches l’approuvent, il ne lui reste plus d’autres subterfuges concernant les accusations portées contre lui.

Ainsi, suivant le Tomos, les décisions du Patriarcat de Constantinople, premièrement ne sont pas définitives ; deuxièmement, pour qu’elles le deviennent, l’accord « des autres patriarches », c’est-à-dire des primats de toutes les Églises orthodoxes locales, est nécessaire. Ces points du document peuvent donc difficilement servir de confirmation à l’existence d’un droit spécifique des patriarches de Constantinople à s’immiscer dans les affaires internes d’une autre Église locale, sans se soucier ni de l’accord des autres Églises, ni de leur désapprobation clairement exprimée.

Le patriarche Bartholomée argumente de façon très arbitraire sa position en citant la 21e question-réponse, qui montre que le métropolite ou le patriarche relève de la compétence judiciaire des évêques de son Église, et ne se rapporte donc nullement à des droits particuliers du primat de Constantinople.

La 22e question-réponse, également mentionnée dans la lettre du patriarche Bartholomée, dit que si un évêque décide d’user de son droit d’appel à « une instance supérieure », étant à ce moment condamné par écrit par le patriarche de Constantinople et par les autres, cet évêque ne dispose déjà plus du droit d’appel. De façon caractéristique, cette norme non seulement dénonce les mesures prises par le patriarche Bartholomée en faveur de Michel (Philarète) Denissenko, dans le cas du recours de ce dernier en octobre 2018, mais les interdit positivement. La déposition de l’ex-métropolite de Kiev Philarète Denissenko par le Concile épiscopal de l’Église orthodoxe russe, avait été approuvée par écrit dès les années 1990 par les patriarches de la majorité des Églises locales, y compris par le patriarche Bartholomée lui-même. A la suite de quoi, selon la 22e question-réponse, l’ancien métropolite de Kiev a perdu le droit de faire appel.

 

  1. Selon le patriarche Bartholomée, l’Église constantinopolitaine a la responsabilité « en tant que tuteur » et « arbitre » de résoudre les « litiges entre les saintes Églises de Dieu », de renforcer « les mesures parfois insuffisantes des dirigeants spirituels de certaines Églises » et, plus généralement, de prévenir « tout danger moral et matériel, menaçant la prospérité » des Églises locales. Par ailleurs, l’Église constantinopolitaine aurait le droit d’intervenir tant « de son plein gré et par le sentiment de son devoir » qu’ « à la demande des intéressés ».

Ces prétentions, justifiant l’ingérence unilatérale et non concertée dans les affaires de n’importe quelle Église autocéphale à n’importe quel sujet, ne sont évidemment pas confirmées par les canons. Bien plus, elles sont formellement contraires aux normes ecclésiastiques fondamentales, qui interdisent aux évêques d’une Église de se mêler des affaires d’une autre. Il est inutile d’ajouter que personne n’a jamais accordé au patriarche de Constantinople le droit de déterminer « l’insuffisance des mesures » prises par les primats d’autres Églises, personne ne lui a imposé l’obligation de mettre en évidence des « dangers » et de les prévenir. En même temps, l’histoire connaît plus d’un cas où les actes et la doctrine des patriarches de Constantinople eux-mêmes ont constitué une véritable menace pour l’Orthodoxie. Ainsi, pour mettre fin aux troubles provoqués par les erreurs du primat de l’Église constantinopolitaine, il fallut convoquer le IIIe Concile œcuménique, qui condamna l’hérésie du patriarche Nestorius, tandis qu’une délégation des pères Conciliaires réunis à Constantinople lui élisait un successeur orthodoxe en la personne de Maximin.

 

  1. La lettre du patriarche Bartholomée affirme que « certains ont interprété par erreur » « les efforts et les initiatives interorthodoxes » entreprises par le Patriarcat de Constantinole « au siècle passé et en ce siècle... comme un abandon de son immuable responsabilité en même temps que de ses privilèges diaconaux, au nom d’une prétendue fédération parlementaire d’Églises locales particulières ».

L’abandon de la collégialité au profit du principe monarchique d’organisation ecclésiale est évident dans cette thèse. Les patriarches de Constantinople entérinent leur refus de jouer le rôle de coordinateur dans le monde orthodoxe, qu’ils avaient souvent mis en avant dans le passé, et proclament de fait la monarchie des primats de l’Église constantinopolitaine sous couvert de « responsabilité immuable » et de « privilèges diaconaux ».

Le système de direction collégiale de l’Église est appelé avec mépris « fédération parlementaire » dans la lettre du patriarche Bartholomée. On remarquera, néanmoins, que la comparaison de l’Église orthodoxe à une « fédération » est largement utilisée dans la littérature théologique des XIXe – XXe siècles. Imparfaite, comme tout modèle abstrait, elle est cependant entrée dans le vocabulaire théologique uniquement comme instrument de critique du monarchisme ecclésiastique romain[11]. Cet usage du mot, nettement limité à cet emploi, n’a jamais suscité été critiqué par personne. Bien plus, durant la première moitié du XXe siècle, les hiérarques du Patriarcat de Constantinople eux-mêmes ont eu largement recours aux images de la « fédération » et du « démocratisme » pour décrire le modèle de l’Église orthodoxe. Le métropolite Germain (Strinopoulos) de Séleuque, par exemple, dans son discours à l’intronisation du patriarche Mélèce de Constantinople, en 1922, appelait le patriarcat de Constantinople « église-mère, centre où confluent et d’où prennent leur source toutes les Églises orthodoxes, qui composent un seul corps », tout en constatant plus loin : « Parlant ainsi, je n’introduit nullement une monarchie papiste et la concentration de tous les pouvoirs ecclésiaux entre les mains d’une seule Église locale ou d’un individu, foulant ainsi manifestement aux pieds les coutumes éternelles : l’organisation démocratique et fédérative (δημοκρατικοῦ καὶ ὁμοσπονδιακοῦ πολιτεύματος) dont l’Église orthodoxe s’est toujours ennorgueillie[12]. » Le patriarche Mélèce, quant à lui, appelait le pape de Rome non le « chef » de l’Église chrétienne, mais « le primat de la fédération chrétienne » (Προέδρου τῆς Χριστιανικῆς Ὁμοσπονδίας)[13]. L’abandon, ces dernières années, de l’image tout à fait compréhensible et limitée de la fédération pour décrire le modèle de l’Église orthodoxe, est symptomatique : certains hiérarques et théologiens du Patriarcat de Constantinople, le patriarche Bartholomée en tête, ont remis en question leur vision de l’organisation de l’Église, s’étant assimilé le modèle monarchique que leurs prédécesseurs avaient systématiquement critiqué durant plus d’un millénaire.

 

  1. Dans la lettre du patriarche Bartholomée, l’Église constantinopolitaine est proclamée « nourrice commune des orthodoxes ». Il lui est donné le droit non seulement d’octroyer le statut d’autocéphalie, mais aussi de définir à sa discrétion le contenu de ce dernier dans chaque cas particulier.

Or, on sait que le droit canonique de l’Église orthodoxe ne contient aucune norme définissant la procédure de proclamation et de reconnaissance de l’autocéphalie. Le Patriarcat de Constantinople n’a aucun droit à s’appeler « nourrice commune des orthodoxes » : historiquement, les primats de l’Église constantinopolitaine ne déterminaient pas eux-mêmes les frontières ni des autres Églises, ni même les leurs.

Pendant la période byzantine, tous les changements de statut des métropoles du Patriarcat de Constantinople, de même que les modifications territoriales du Patriarcat lui-même, ont été effectués sur ordonnance des empereurs et à leur initiative. La juridiction du patriarche de Constantinople est établie par une ordonnance de l’empereur Marcien (450-457), sur la base du 28e canon du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine, dans les limites des diocèses de Thrace, d’Asie et du Pont de l’Empire Romain. Par la suite, le territoire canonique du Patriarcat de Constantinople n’a cessén tantôt de s’élargir, tantôt de rétrécir. Ainsi, au VIIIe siècle, les empereurs iconoclastes soumirent à la juridiction du Patriarcat de Constantinople les territoires de l’Illyrie orientale, de l’Italie méridionale et de la Sicile. A l’époque ottomane, les autorités inclurent à la juridiction de l’Église constantinopolitaine les régions des patriarcats de Tarnono et de Peč, liquidés par les Ottomans, en plus des territoires que le patriarche de Constantinople continuait à diriger suivant les décisions prises auparavant par les empereurs byzantins.

Suivant l’usage byzantin, fondé sur la prérogative de l’empereur fixée par les lois romaines, à s’occuper « des choses divines » (res divinae) comme étant de droit public, l’empereur, en tant que « maître de l’univers » (δεσπότης τῆς οἰκουμένης) dirigeait les affaires extérieures de certaines Églises locales qui, suivant la terminologie byzantine, étaient appelées « œcuméniques » (οἰκουμενικαί или αἱ ἀνὰ πᾶσαν τὴν οἰκουμένην ἐκκλησίαι).

En conséquence de quoi, l’empereur fondait aussi bien de nouvelles métropoles que des Églises autocéphales entières, comprenant les territoires de plusieurs métropoles, et dirigées par des archevêques. Citons notamment l’octroi de privilèges à l’Église de la Première Justinienne[14] en 533 par l’empereur Justinien, l’octroi de l’autocéphalie à l’Église de Ravenne[15] par l’empereur Constant II en 666, la reconnaissance en 927 de l’autocéphalie de l’Église bulgare[16] par les empereurs Constantin VII Porphyrogénète et Romain I Lécapène, la création en 1018 de l’archevêché d’Ochrid[17] par l’empereur Basile II, l’octroi de l’autocéphalie à l’Église serbe en 1219 par l’empereur Théodore Laskaris.

L’octroi unilatéral du statut d’autocéphalie aux Églises de Grèce, de Roumanie, de Serbie et de quelques autres au XIXe et au XXe siècles relèvent d’un usage exclusivement moderne, auquel on ne trouverait pas de fondements dans les canons ecclésiastiques de l’époque des Conciles œcuméniques. En même temps, historiquement parlant, le Patriarcat de Constantinople n’est pas la seule Église à avoir octroyé l’autocéphalie hors des limites de l’empire. Ainsi, l’Église géorgienne a reçu son autocéphalie de l’Église d’Antioche, comme en témoigne Balsamon :

« L’Église géorgienne a été honorée par la décision du Concile d’Antioche : car on peut lire que sous le patriarche de Théoupolis et d’Antioche la Grande, le Seigneur Pierre, fut prise cette décision conciliaire : que soit libre et autocéphale l’Église de Géorgie, soumise jusqu’alors au patriarche d’Antioche. »[18]

 

  1. Poursuivant sur le thème de l’autocéphalie, le patriarche Bartholomée qualifie d’erronée l’idée « de [l’existence] d’Églises locales indépendantes », précisant que les statuts d’autocéphalie « ne sont pas un système inamovible et statique, mais adapté avec beaucoup de précautions aux nécessités pastorales de l’époque ». Les Églises autocéphalies existant actuellement, le patriarche les définit comme « contemporaines et prétendument autocéphales ».

Le modèle ecclésiologique proposé par le patriarche Bartholomée introduit une hiérarchie d’Églises à la tête desquelles se tient le Patriarcat de Constantinople, « arbitre », « tuteur », « nourrice commune des orthodoxes ». La seconde place revient aux Églises antiques dont le statut, fixé dans les actes des Conciles œcuméniques, est respecté, ce qui n’exclue pas, cependant, la possibilité d’une intervention dans leurs affaires intérieures de la part de Constantinople. Enfin, la dernière marche de cette hiérarchie est occupée par « les prétendues autocéphalies », c’est-à-dire par le reste des Églises orthodoxes autocéphales, dont le statut et l’étendue des pouvoirs est entièrement déterminé par le Patriarcat de Constantinople, ce qui peut aller jusqu’à la suppression de ces Églises par une décision arbitraire du Synode à Istanbul.

Cette conception déprécie complètement la notion d’autocéphalie et est contraire à l’ecclésiologie orthodoxe. Nous avons déjà parlé des droits égaux par principe de tous les Patriarcats, même dans le cadre de l’institut de la Pentarchie existant à l’époque byzantine et à laquelle renvoie le patriarche Bartholomée.

 

  1. Le patriarche Bartholomée, pour justifier les décisions prises en faveur des schismatiques ukrainiens, admis à la communion de l’Église « dans leur rang ecclésiastique », évoque le précédent du schisme des Mélétiens, auquel il fut mis fin au Premier Concile œcuménique, déclarant que les évêques mélétiens, ayant été consacrés dans le schisme « ont été admis dans leur rang, sans réordination. » Pour appuyer sa position, le patriarche se réfère au traité du métropolite Basile (Asteriou) d’Anchialos, n’indiquant d’ailleurs pas correctement la date de sa publication (1887, au lieu de 1877 comme dans la lettre).

Pourtant, les documents du Concile de Nicée n’étayent pas cette affirmation du patriarche Bartholomée.

Dans la lettre du Concile consacrée à ce sujet, il est question de la réception dans la communion de l’Église « des évêques consacrés par lui [c’est-à-dire par l’évêque Mélèce de Lycopolis] et confirmés par une ordination plus sacrée [μυστικωτέρᾳ χειροτονίᾳ βεβαιωθέντας] ». Remarquons que le patriarche Bartholomée, à la suite du métropolite Basile d’Anchialos, reprend les réflexions de saint Théodore Studite, selon lequel les personnes revenant du schisme des Mélétiens étaient reçues dans l’Église sans re-baptême, ni confirmation jusqu’au VIIe siècle. Cependant, le métropolite Basile (Asteriou), dans le traité duquel, selon le patriarche Bartholomée, « est reproduit la position séculaire de l’Église orthodoxe » sur la question de la validité des ordinations schismatiques, ajoute un élément important : « néanmoins, il est probable que ceux qui revenaient de ce schisme [des Mélétiens] étaient confirmés dans leurs ordres sacrés par une prière de chirothésie, suivant une résolution du Premier Concile œcuménique, exprimée dans la lettre synodale susdite et dans le 8e canon[19] ».

Qu’une décision conciliaire était insuffisante pour reconnaître les chirotonies effectuées dans le schisme, c’est ce qu’affirme justement le 8e canon du Premier Concile œcuménique, consacré au schisme des Novatiens, auquel se réfère également le patriarche Bartholomée. Suivant ce canon, les clercs revenant des Novatiens étaient admis dans l’Église après célébration de la chirothésie (ὥστε χειροθετουμένους αὐτούς) et à condition qu’ils aient confessé la foi orthodoxe par écrit. Ainsi, dans les deux cas, la réception des clercs schismatiques dans la communion ecclésiale avait lieu au cas par cas. La concélébration avec les schismatiques ukrainiens et l’entrée en communion eucharistique avec eux sur le base de la seule résolution synodale de l’Église constantinopolitaine, sans confirmation et même sans examen de la présence de la succession apostolique dans les ordinations effectuées dans le schisme n’a rien à voir avec le règlement des schismes de Mélèce et des Novatiens.

Les exemples produits par le patriarche Bartholomée sont incorrects dans la mesure où la question même de la réception d’un évêque schismatique dans son rang n’est possible que si la succession apostolique n’a pas été interrompue ; or, une partie de « l’épiscopat » de « l’Église orthodoxe d’Ukraine » reconnue par Constantinople, en est dépourvue. La consécration de la majorité des « évêques » de l’ex-Église orthodoxe ukrainienne autocéphale, qui font désormais partie de « l’Église orthodoxe d’Ukraine », remonte à deux individus : l’ancien évêque de Jitomir Jean (Bodnartchouk), réduit à l’état laïc, et l’imposteur Victor (Vincent) Tchekaline, qui n’a jamais été consacré évêque, même dans le schisme. De toute évidence les consécrations effectuées par ces individus ne peuvent en aucun cas être considérées comme valides.

Il importe aussi de remarquer que le 8e canon et la Lettre conciliaire du Premier Concile œcuménique, mentionnés plus haut, limitent considérablement les droits des anciens évêques schismatiques ayant rejoint l’Église : ils sont placés en situation de dépendance par rapport aux évêques orthodoxes déjà installés canoniquement. Partant de cette logique, les dirigeants des groupes schismatiques en Ukraine, au cas où ils se se seraient repentis et seraient revenus à l’Église auraient pu être nommés vicaires d’évêques diocésains de l’Église orthodoxe Ukraine, ou mis en retraite. Cependant, le Patriarcat de Constantinople, en s’immisçant arbitrairement dans la situation de l’Église en Ukraine, a préféré ignorer totalement l’Église orthodoxe ukrainienne canonique. En dépit du 8e canon de Nicée, qui interdit de créer une structure ecclésiale parallèle d’évêques ayant rejoint l’Église après un schisme, Constantinople a justement créé une structure semblable en Ukraine. Bien plus, même dans le cadre de « l’Église orthodoxe d’Ukraine », les « évêques » et les diocèses de ce qui furent jadis deux groupes schismatiques continuent à exister parallèlement les uns aux autres, et deux « hiérarques » portent le titre de primat de « Kiev et de toute l’Ukraine » qui ne peut d’ailleurs appartenir ni à l’un, ni à l’autre, puisqu’il est déjà porté par le béatissime métropolite de Kiev et de toute l’Ukraine légitime, Mgr Onuphre.

 

  1. Dans sa lettre, le patriarche Bartholomée compare le schisme ukrainien au schisme gréco-bulgare, ainsi qu’à la division entre l’Église orthodoxe russe et l’Église russe hors-frontières.

Il n’y a pourtant guère de rapports entre ces exemple et le schisme autocéphale en Ukraine.

Le cas ukrainien est un schisme à l’intérieur d’une Église locale, dans laquelle quelques évêques réduits à l’état laïc ont créé une hiérarchie parallèle non canonique, en l’absence de soutien de la part de la majorité absolue de l’épiscopat, du clergé et des laïcs. Dans le cas du schisme gréco-bulgare, il s’agit d’une Église locale entière rompant la communion avec l’Orthodoxie universelle dans son ensemble.

La réduction à l’état laïc des leaders du schisme ukrainien par le Concile épiscopal de l’Église orthodoxe russe a été reconnue par écrit par les primats des Églises orthodoxes locales, notamment, jusqu’à une date récente, par le Patriarcat de Constantinople. Au contraire, les sanctions imposées par l’Église constantinopolitaine à tous les hiérarques, clercs et laïcs de l’Exarchat bulgare, n’ont pas été approuvées dans l’ensemble du monde orthodoxe. Pour la première fois, le Patriarcat de Constantinople a imposé des sanctions aux Bulgares en 1872, mais, dès août-septembre, il dut convoquer un Concile pour donner à cette décision une dimension panorthodoxe. En dehors du patriarche de Constantinople, les primats des Églises d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem et de Chypre participèrent à cette assemblée. L’Église russe n’y participa pas, et ne répondit pas à la lettre du patriarche de Constantinople Anthème VI sur la proclamation du schisme. Considérant comme insuffisantes les raisons invoquées pour proclamer l’Exarchat bulgare schismatique, l’Église russe, bien qu’elle n’entretînt pas la communion avec lui, s’efforçait d’obtenir la fin de son isolement, ce qui s’exprima, notamment, par le don de Saint Chrème aux Bulgares par plusieurs hiérarques russes et même, dans plusieurs cas, par la concélébration de clercs russes et bulgares. Parmi les participants du Concile de Constantinople de 1872, tous ne soutinrent pas l’accusation de schisme. Le patriarche Cyrille II de Jérusalem refusa de signer les décrets du Concile. En même temps, les membres du Synode de l’Église antiochienne désapprouvèrent la signature de ce document par le patriarche Hiérothée d’Antioche.

La comparaison du schisme ukrainien avec la division entre l’Église orthodoxe russe hors-frontières et l’Église russe proprement dite, surmontée en 2007 est encore moins fondée. Les hiérarques de l’Église hors-frontières, durant toute la période de leur existence autonome, n’ont jamais été réduits à l’état laïc par l’Église orthodoxe russe. La succession apostolique des évêques de l’EORHF n’a jamais été remise en question par personne, en conséquence de quoi, les hiérarques et les clercs de l’EORHF qui changeaient de juridiction étaient reçus selon leur rang. L’Église russe hors-frontières demeuraient en même temps en communion partielle ou plénière avec le Patriarcat de Jérusalem et l’Église orthodoxe serbe. Des hiérarques de l’EORHF concélébraient avec des représentants du Patriarcat de Constantinople (l’archevêque Antoine (Bartochevitch) concélébra ainsi avec le métropolite Émilien (Timiadis) de Calabre). Par contraste avec les actes de Constantinople, la préparation à la restauration de l’unité canonique entre le Patriarcat de Moscou et de l’EORHF dura plusieurs années, car il paraissait évident qu’il fallait  procéder à une étude canonique minutieuse de toutes les conditions à la restauration de cette unité. Notamment, concernant plusieurs hiérarques de l’Église russe hors-frontières qu’elle avait reçus en leur temps sans lettre de congé de leurs Églises orthodoxes locales, il fallut demander l’autorisation canonique de leur hiérarchie précédente. La précipitation des décisions prises à Constantinople en faveur des schismatiques ukrainiens témoigne de l’existence de facteurs non ecclésiaux aux mesures prises.

 

  1. Arrêtons-nous plus en détail au titre d’un des leaders du schisme ukrainien, Macaire Malétitch, « ancien métropolite de Lvov ». Le patriarche Bartholomée parle de « la sollicitude de notre Modestie regardant le droit d’appel, sollicitude que nous avons mise en œuvre à l’égard de leurs Éminences l’ancien métropolite de Kiev Philarète et l’ancien métropolite de Lvov Macaire. »

La dénomination « d’ex-métropolite de Kiev » appliquée à Philarète Denissenko est, dans ce contexte, justifiée, puisqu’il avait reçu sa chirotanie épiscopale dans une Église canonique et, jusqu’à ce qu’il tombât dans le schisme, il portait effectivement le titre de « métropolite de Kiev et de toute l’Ukraine ». Cependant, on est étonné de voir employer le titre « d’ancien métropolite de Lvov » à propos de Macaire Malétitch, qui est un ancien archiprêtre de l’Église orthodoxe russe, venu au schisme dans son rang de prêtre et ayant été consacré non canoniquement dans le schisme sous le titre d’ « évêque de Lvov ».  Les documents officiels du Patriarcat de Constantinople intitulent souvent Macaire Malétitch « ancien métropolite de Lvov » (par exemple dans la lettre de Sa Sainteté le patriarche Bartholomée à Sa Sainteté le patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie n°1119 du 24 décembre 2018), ainsi que dans les commentaires publics de hauts représentants de l’Église constantinopolitaine[20]. Cette circonstance exclue la possibilité d’une erreur due au hasard et témoigne clairement que le patriarche Bartholomée et les membres du Synode du Patriarcat de Constantinople, ayant pris les 9-11 octobre 2018 la décision de rétablir Philarète Denissenko et Macaire Malétitch dans leur rang, ne connaissaient pas les principaux faits de la biographie des leaders du schisme ukrainien. Cela signifie par ailleurs qu’il n’y a pas eu d’enquête, comme cela se fait en cas d’appel. Par conséquent, le patriarche de Constantinople, qui s’est donné à lui-même le droit de recevoir et d’examiner les appelations, n’a pas exercé ce droit dans le cas du schisme ukrainien.

 

  1. Les prétentions du patriarche Bartholomée à des pleins-pouvoirs particuliers dans le monde orthodoxe s’appuient sur la notion de primauté, que s’attribue le patriarche de Constantinople.

Pourtant, la notion de primauté d’honneur (τὰ πρεσβεῖα τῆς τιμῆς), connue de la tradition orthodoxe, est étroitement liée à celle d’autorité. « L’autorité » (auctoritas) et « l’honneur » (honor) sont liées depuis l’Antiquité, au même titre que des notions comme « dignité » (dignitas), « prudence » (consilium), « sérieux, gravité » (gravitas)[21]. Par le droit romain, ces notions sont passées dans le droit ecclésiastique. La perte de la prudence ou de la dignité entraîne inévitablement la perte de l’autorité et de l’honneur. L’autorité s’appuie principalement sur la confiance, et non sur des pleins-pouvoirs formels, qui renvoient au concept de potestas et d’imperium.

Dans l’histoire ecclésiastique, la primauté d’honneur a d’abord été attribuée au siège de Rome, envisagé comme l’arbitre et le gardien de la doctrine orthodoxe. Mais les abus de confiance causèrent la perte de l’autorité et de la primauté d’honneur du siège de Rome. C’est donc le siège de la Nouvelle Rome, Constantinople, qui devint le plus éminent, puisque sa position centrale dans l’Orient chrétien et sa proximité avec le pouvoir impérial lui permettaient de résoudre de nombreux problèmes.

Cependant, la primauté d’honneur  ne donne pas à celui qui la possède le droit de se donner des pleins-pouvoirs d’autorité supplémentaires et d’intervenir dans les affaires des autres Églises autocéphales sans leur accord. Dans le document officiel « La position du Patriarcat de Moscou sur la primauté dans l’Église universelle », il est précisé : « Le siège patriarcal constantinopolitain dispose d’une primauté d’honneur sur la base des saints dyptiques, reconnus par toutes les Églises orthodoxes locales. Le contenu de fond de cette primauté est défini par le consensus des Églises orthodoxes locales[22]. »

L’autorité est toujours fragile. C’est une erreur de croire qu’elle peut être imposée ou fixée de façon formelle. L’abus de confiance entraîne inévitablement la perte de l’autorité et donc de la primauté d’honneur. Les actes du Patriarcat de Constantinople en Ukraine, qu’on ne peut qualifier autrement que d’arbitraires, ont porté atteinte à l’autorité de la Nouvelle Rome et remis en question la légitimité de son titre de première entre égaux.

Les pleins-pouvoirs particuliers que s’attribue l’Église de Constantinople ne sont pas confirmés ni par la tradition de l’Église orthodoxe, ni par le consensus des Églises autocéphales. En s’attribuant arbitrairement des pleins-pouvoirs sans l’accord de toutes les Églises autocéphales reconnues de tous comme telles, le Patriarcat de Constantinople ne commet rien d’autre qu’une usurpation de pouvoir, s’assimilant des droits que le siège de la Nouvelle Rome n’a jamais eu et n’a jamais pu avoir par rapport aux autres Églises orthodoxes locales.

 

  1. En conclusion de sa lettre, le patriarche Bartholomée s’exclame : « Nous nous demandons comment cette audace et cette odieuse calomnie à l’égard de l’Église Mère et de notre Modestie personnellement peuvent être tolérées par certains qui, dans plusieurs cas, la font leur volontairement ou involontairement en l’approuvant et en répétant les arguments de ceux qui ont levé le talon sur leur bienfaiteur. Ces disciples aimeraient-ils l’Église et son unité plus que leurs maîtres ? Il n’en est rien. »

Les rapports entre maître et disciple sont, par nature, toujours temporaires, ils ont une fin. Tenter d’établir une subordination éternelle entre les peuples sur le principe « maître – élève » est intolérable dans l’Église du Christ.

L’indignation du primat de l’Église constantinopolitaine, comme on voit, est soulevée par le fait même d’une désapprobation argumentée de ses résolutions canoniques sur la question ukrainienne. La lettre du patriarche Bartholomée montre que les arguments qui y sont exposés en réponse ne supportent pas la critique.

[1] Encyclique patriarcale et synodale de l’Église constantinopolitaine à propos de l’Encyclique de Léon XIII sur l’union des Églises du 20 juin 1894 [https://azbyka.ru/otechnik/bogoslovie/okruzhnoe-patriarshee-i-sinodalnoe-poslanie-konstantinopolskoj-tserkvi-po-povodu-entsikliki-lva-13-o-soedinenii-tserkvej-ot-20-iyunja-1894-goda/]

[2] Concilia Africae, A. 345 – A. 525 / Cura et studio C. Munier. [Corpus Cristianorum. Series Latina 259]. Turnout, 1979. P. 170–171

[3] Ibid. P. 172

[4] Opredelenie osviachtchennogo Arkhiereïskogo Sobora Rousskoï Pravoslavnoï Tserkvi (Moskva 24-29 iounia 2008) “O edinstve Tserkvi” (Définition du Saint-Synode du Concile episcopal de l’Église orthodoxe russe (Moscou 24-29 juin 2008) “De l’unité de l’Église” (http://www.patriarchia.ru/db/text/428916.html, version française: https://www.egliserusse.eu/DOCUMENT-Declaration-du-concile-episcopal-juin-2008-sur-l-unite-de-l-Eglise-orthodoxe_a607.html

[5] Corpus iuris civilis / Rec. R. Schoell, W. Krol. Vol. III: Novellae. Berlin, 1954. Novella CIX. P. 517-518

[6] Spiteris J. La critica bizantina del Primato Romano nel secolo ХII (Or. Christ. An. 208) Roma 1979, p. 325-327.

[7] « Sa Béatitude [c’est-à-dire le pape Pie IX] dit que les Corinthiens, à l’occasion d’un désaccord qui survint entre eux, se portèrent chez Clément, pape de Rome, qui, ayant discuté l’affaire, leur envoya un message qui fut lu dans les églises. Mais cet évènement est une preuve très faible du pouvoir papal dans la Maison de Dieu : étant donné que Rome était alors le centre de direction et la capitale des empereurs, toute affaire un peu importante, comme dans le cas des Corinthiens, devait y être examinée, d’autant plus si l’un des partis recourrait à une médiation. Cela arrive aujourd’hui encore. Les patriarches d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, en cas d’affaires inhabituelles et embrouillées, écrivent au patriarche de Constantinople parce que cette ville est la capitale des souverains et qu’elle dispose d’une prérogative, fixée par les conciles. Si cette médiation fraternelle corrige ce qui nécessitait une correction, c’est bien ; sinon, l’affaire est portée devant le gouvernement. Mais cette médiation fraternelle dans la foi chrétienne ne remet pas en cause la liberté des Églises de Dieu. » (« Okroujnoe poslanie Edinoï, Sviatoï, Sobornoï i apostolskoï Tserkvi ko vsem Pravoslavnym khristianam » (Encyclique de l’Église une, sainte , catholique et aspostolique à tous les chrétiens orthodoxes, 1848)) [https://lib.pravmir.ru/library/readbook/1342]

[8] Sobranie gossoudartsvennykh gramot i dogovorov, khraniachtchikhsia v gossoudarstvennoï kollegii inostrannykh del (Collection de chartes et de contrats d’état, conservés au Collège d’état des Affaires étrangères). Moscou, 1826, t. 4, p. 117.

[9] Ibid., p. 97.

[10] Ibid., p. 95.

[11] C’est précisément dans ce contexte que le célèbre historien et canoniste S. V. Troïtski, par exemple, employait ce terme : « Tandis que l’Église catholique romaine rappelle une monarchie absolue, l’Église orthodoxe rappelle un état fédéral » (Troïtski, S. V. Trkveni pravo. Belgrade, 2011, p. 409).

[12] Ἐκκλησιαστικὴ Ἀλήθεια. 1922. Σ. 43.

[13] Tillyrides A. Meletios Metaxakis: A Historic Document // ΘεολογίαΤόμος ΝΕ΄. Τεῦχος 2.  Σ. 529.

[14] Corpus iuris civilis / Rec. R. Schoell, W. Krol. Vol. III: Novellae. Berlin, 1954. Novella XI. P. 94.

[15] Rerum Italicarum scriptores. T. II. Mediolani, 1723. P. 146: SANCIMUS amplius securam, atque liberam ab omni superiori Episcopali conditione manere, et … non subjacere pro quolibet modo Patriarchae antiquae Urbis Romae, sed manere eam αὐτοκέφαλον.

[16] Gelzer H. Das Patriarchat von Achrida. Geschichte und Urkunden // Abhandlungen der königlichen sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften. Bd. 47. Philologisch-historische Klasse. Bd. 20. Leipzig, 1903. S. 6: Δαμιανὸς ἐν Δωροστόλῳ, τῇ νῦν Δρήστᾳ. ἐφοὗ καὶ Βουλγαρία τετίμηται αὐτοκέφαλος. οὗτος πατριάρχης ἀνεγορεύθη παρὰ τῆς βασιλικῆς συγκλήτου κελεύσει τοῦ βασιλέως Ῥωμανοῦ τοῦ Λακαπηνοῦ.

[17] Ordonnance de l’empereur Basile II. Voir : Benechevitch, V. N. Opissanie gretcheskikh roukopisseï monastyria sv. Ekateriny na Sinaïé. T. 1. Saint-Pétersbourg, 1911, p. 544-550 ; Izvori za belgarskata istoria. T. 11. Sofia, 1965, p. 40-47.

[18] Rhalles-Potles. T. II. P. 171–172.

[19] Remarquons au passage l’inexactitude de cette affirmation du métropolite Basile d’Anchialos. Si le 8e canon du Premier Concile œcuménique parle, effectivement, de « chirothésie » (χειροθεσία) sur les clercs schismatiques, dans la lettre conciliaire citée plus haut du même Concile de Nicée, il est question de « chirotonie » (χειροθεσία).

[20] Voir, par exemple, l’interview de l’archevêque Job de Telmissos au srevice russe de la BBC [https://www.bbc.com/russian/features-46067230?fbclid=IwAR1mMfoAHpIJFbGqzCHrWT9IpCvfmdDLYZQ02yHoliWFwFY2AeB4Au5KjlM]

[21] Mareï A. V. Avtoritet ili Podtchinenie bez nassilia (L’autorité, ou la soumission sans violence). Saint-Pétersbourg : Éditions de l’Université européenne de Saint-Pétersbourg, 2017.

[22] Position du Patriarcat de Moscou sur la primauté dans l’Église universelle, 5.

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