LE BAPTÊME DE LA RUSSIE : OPINIONS ET RÉFLEXIONS
Pavel Kouzenkov, docteur en sciences historiques, maître de conférences au département d’histoire de l’Église (Faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou), enseignant au séminaire Sretenski.
Le baptême de la Russie revêt incontestablement une importance exceptionnelle dans l’histoire russe. Quel auteur se prendrait à en douter ?! Mais la réception des causes et des conséquences du choix de civilisation fait il y a 1033 ans par saint Vladimir varie de l’approbation sans conteste et enthousiaste, au rejet et à la condamnation sans appel. Le débat se poursuit aujourd’hui encore. Nous proposerons à l’attention de nos lecteurs un choix de citations sur le baptême de la Russie, exprimant l’opinion de différents auteurs, des temps anciens à l’époque contemporaine.
Les auteurs anciens, relevant de la tradition ecclésiale, ont tout naturellement chanté l’acte du prince Vladimir. « La Chronique des temps passés » décrit le baptême de la Rous’ avant tout comme une victoire spirituelle sur le paganisme :
Et la joie fut grande au ciel et sur la terre à cause du salut de tant d’âmes. Le diable gémissait : « Malheur à moi ! J’ai été chassé d’ici ! (…) Me voici vaincu par un ignorant, et non par les apôtres ou par les martyrs ! Je ne peux plus régner sur ces terres. »
La Chronique expose aussi l’opinion du Baptiste de la Rous’ « à la première personne » :
Vladimir, lui, heureux d’avoir connu Dieu avec ses gens, éleva ses regards vers le ciel, disant : « Christ Dieu, Toi qui a fait le ciel et la terre ! Regarde ces hommes nouveaux et donne-leur, Seigneur, de Te connaître, Toi le vrai Dieu, comme Te connurent les pays chrétiens. Affermis-les dans une foi juste et irréprochable, et aide-moi, Seigneur, contre le diable, que je vainque ses ruses, espérant en Toi et en Ta puissance.
Le chroniqueur rend justice à la sagesse politique et à la prouesse morale du prince Vladimir :
Il est le nouveau Constantin de la grande Rome ; celui-ci se fit baptiser et fit baptiser ses gens, et celui-là agit de même. S’il gisait jadis dans d’immondes concupiscences charnelles, il s’exerça ensuite à la pénitence, selon le mot de l’apôtre : « Là où le péché a été multiplié, là aussi la grâce a été multipliée ». Le bien qu’il fit à la terre russe en la baptisant est digne d’étonnement... Il convient de prier pour lui, car c’est par lui que nous avons connu Dieu [1].
Hilarion de Kiev, premier grand rhéteur russe et théologien, présente le baptême de Vladimir et de la Rous’ comme le résultat de l’action synergétique de la Providence et de l’exemple de Byzance :
Le Très-Haut le visita, l’œil clément du Dieu très-bon la regarda. Et la lumière de la connaissance resplendit dans son cœur pour qu’il connût la vanité des séductions idolâtres et qu’il se tournât vers le Dieu unique, créateur de tout ce qui est visible et invisible. Il n’avait cessé d’entendre parler de la terre grecque orthodoxe, amie du Christ, forte dans la foi... Son esprit et son cœur s’enflammèrent du désir de devenir chrétien lui-même et sa terre avec lui. Ainsi fut-il, par le dessein de Dieu sur le genre humain. [2]
Iaroslav le Sage, dans son testament à ses fils (1054) décrit les résultats de la christianisation de la Russie dans une belle métaphore :
Mon père Vladimir a labouré la terre russe par le baptême, il l’a ensemencée par les livres, l’a fait croître par les commandements, l’a moissonnée par la loi, affermie par la foi et conservée dans les granges spirituelles. Vous mangez une nourriture toute prête, et vous buvez l’eau spirituelle de la pierre qui est le Christ.
Par la suite, le prince Vladimir fut perçu comme le véritable fondateur de l’État russe.
La Crimée devenue russe, le baptême à Chersonèse prit une nouvelle importance. Catherine II se donna le titre de « reine de Chersonèse en Tauride » et fonda l’ordre de Saint-Vladimir (1782), le prince égal-aux-apôtres « ayant entrepris de nombreux travaux pour illuminer la Russie par le saint Baptême ; que par ses prières devant le trône du Créateur Tout-puissant il augmente les forces et les travaux de ceux qui servent l’Empire et Notre Trône avec ardeur et zèle ». [3]
Dans le récit qu’il consacre à Vladimir dans son Histoire, Nicolas Karamzine souligne les mots suivants : « Il s’efforça d’illuminer la Russie » [4]. L’œuvre du baptiseur de la Rous’, semble avoir fait écho aux idéaux du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières.
Mais les temps changent, l’esprit de « liberté » pénétra bientôt en Russie, un esprit, semblait-il, pourtant profondément étranger à l’orthodoxie, ancrée dans les siècles. Piotr Tchadaïev se plaint amèrement de l’isolement civilisationnel de la Russie :
« Soumis à notre maléfique destin, nous nous tournâmes vers la pitoyable Byzance, profondément méprisée des peuples du Nord à cause de sa morale, qui fit le fondement de notre éducation... Nous nous enfermâmes dans notre isolement religieux, et rien de ce qui se passait en Europe ne nous parvint. » [5]
Débatant avec son ami, Alexandre Pouchkine objectait :
Nous prîmes aux Grecs l’évangile et la tradition, sans leur esprit de mesquinerie enfantine, encline aux palabres. Les mœurs byzantines n’ont jamais été les mœurs de Kiev. Avant Théophane, notre spiritualité était digne de respect, elle n’avait jamais été entâchée des bassesses du papisme... Concernant notre nullité historique, je ne peux résolument pas vous approuver... Ce que je vois autour de moi est loin de m’enthousiasmer. En tant que littérateur, j’en suis exaspéré. En tant qu’homme ayant ses préjugés, j’en suis offensé. Mais, sur mon honneur, je jure que pour rien au monde je ne voudrais changer de patrie ou avoir une autre histoire que l’histoire de nos ancêtres, telle que Dieu nous l’a faite. [6]
Au début de la Guerre de Crimée, l’évêque Innocent (Borissov) discourait ainsi devant les futurs héros de la défense de Sébastopol :
Ici est notre baptistère, ici est le commencement de notre histoire sacrée et des légendes populaires. Après cela, abandonner ce pays à qui que ce soit signifierait pour la Russie renoncer à son baptistère, trahir la mémoire de saint Vladimir. [7]
La Russie tendit une main secourable aux peuples orthodoxes d’Europe, les arrachant au joug ottoman. Cette politique était diamétralement opposée au nationalisme militariste du « Second Reich », et Fiodor Tiouttchev polémique ainsi avec Bismarck :
L’oracle de notre temps a proclamé l’unité
Qui ne peut être forgée que par le fer et le sang
Mais nous essayons de la forger par l’amour
Et nous verrons laquelle est la plus durable.
Inspiré par le 900e anniversaire du Baptême de la Rous’, le poète Iakov Polonski écrit les vers suivants :
Resplendis sur nous, ô foi ! A bas le doute !
La Rous’ n’aurait jamais eu
La grandeur de la Russie
Eut-elle été étrangère
A l’amour légué par le Messie,
Que les esprits refroidis
Sont prêts à nier ; nous voici
Le cœur toujours brûlant,
Heureux de secourir
Nos correligionnaires offensés
Appelant frères les captifs.
Le XXe siècle fut témoin d’une rupture sanglante avec un passé glorieux. Mais,en 1936, la farce « Les Preux », dans laquelle Demian Bedny se gaussait du baptême du prince Vladimir, valut au « poète prolétaire » une violence semonce du Politburo « pour sa représentation antihistorique et insultante du baptême de la Russie, qui fut, en réalité, une étape positive dans l’histoire du peuple russe. » Le pays se préparait à lutter contre le fascisme, et les autorités cherchaient un soutien dans le passé de la Russie...
Les manuels soviétiques reconnaissaient :
On ne peut nier le progressisme de l’église en tant qu’organisation, qui permit de renforcer le jeune État russe à une époque de développement agressif du féodalisme. On ne peut nier non plus son rôle positif dans le développement de la culture russe, dans la promotion des richesses culturelles de Byzance, dans la diffusion de l’instruction et la création de monuments littéraires et artistiques de grande valeur.
Ces appréciations positives s’accompagnent, naturellement, des accusations rituelles :
Mais n’oublions pas que le peuple russe a chèrement payé cet aspect positif de l’église : le poison de l’idéologie religieuse a pénétré (plus profondément qu’à l’époque païenne) par tous les pores de la vie populaire, empêchant la lutte de classe ; la vision primitive du monde renaquit sous une forme nouvelle, et les idées de l’autre monde, de l’origine divine des autorités et du providentialisme s’ancrèrent pour des siècles dans la conscience des hommes. [8]
L’année du millénaire du Baptême de la Russie coïncida remarquablement avec un retournement dans la politique des autorités soviétique vers les valeurs universelles. On revint aux racines spirituelles, les tabous tombèrent, et l’académicien Alexandre Pantchenko put, parmi tant d’autres, rendre hommage au rôle historique du christiansime :
Le christianisme, qui s’est rapidement répandu en Europe du IX au XIe siècles, n’a pas prouvé aux païens sa vérité, mais sa force. C’est pourquoi la Rous’ rejoignit le processus en cours dans toute l’Europe. Mais le baptême ne fut pas un reniement. La Rous’ créa sa propre forme d’orthodoxie, tolérante et ouverte ; elle a créé une culture complexe et « équilibrée ». Cette culture animée d’optimisme a donné naissance à de grands monuments artistiques, a donné le jour à des valeurs immuables. [9]
Lev Goumiliov renchérit : « Le baptême a donné à nos ancêtres la plus éminente des libertés : celle de choisir entre le bien et le mal ; la victoire de l’orthodoxie a offert à la Russie une histoire millénaire. » [10]
Aujourd’hui, l’idée de retour aux racines civilisationnelles est plus que jamais d’actualité. Les historiens ont réfuté le vieux mythe du baptême de la Russie « par le fer et par le feu ». Le professeur Igor Froïanov démontre : « Le prince et les notables de son armée n’avaient pas les moyens de perpétrer des violences généralisées dans la société qu’ils administraient. Ils étaient soumis au vetché, qui disposait d’une puissante organisation militaire, la milice populaire, dont les forces étaient supérieures à celles de la droujina du prince. Il y a problablement eu des cas isolés de contrainte lors du baptême de Kiev, mais ils ne pouvaient pas être systématiques. » [11]
Des critiques de la voie historique de la Russie se font toujours entendre. Le célèbre journaliste Vladimir Pozner a ainsi déclaré sans ambages : « De mon point de vue, il aurait mieux valu pour l’avenir de la Russie que Vladimir choisisse le catholicisme. Je considère l’orthodoxie comme une religion obscurantiste, réactionnaire et conservatrice. » [12]
Ces mots du gourou proclamé du libéralisme russe rappellent étonnamment les accusations des idéologues communistes. Mais ceux qui connaissent l’histoire authentique approuveront sans doute plutôt cette citation du patriarche Cyrille :
Le baptême de la Rous’ est, pour employer une expression contemporaine, incontestablement un événement révolutionnaire. Bien plus, ses répercussions ont été si grandes qu’il ne ne peut être comparé à aucune autre révolution, car le Baptême a radicalement changé la vie du peuple, sa culture, son système de valeurs (...) La greffe du peuple russe baptisé sur le corps de l’Église universelle a été une puissance spirituelle immense. J’en suis profondément convaincu, c’est elle qui aide notre peuple à traverser les difficiles péripéties de l’histoire. [13]
Les commentaires
1. La Chronique des temps passés, années 6496 et 6523 de la création du monde.
2. Slovo o zakone i blagodati mitropolita Ilariona (Discours sur la loi et sur la grâce du métropolite Hilarion). http://lib.pushkinskijdom.ru/Default.aspx?tabid=4868
3. Polnoe sobranie zakonov Rossiïskoï Imperii (Recueil des lois de l’Empire russe). Saint-Pétersbourg, 1830. T. 21, n°15515.
4. Istoria Gossoudarstva Rossiïskogo (Histoire de l’État russe). T. I, chap. IX. http://www.spsl.nsc.ru/history/karam/kar01_09.htm
5. Filosofitcheskie pis’ma (Lettres philosophiques). Lettre 1 (1828).
6. Lettre à P. Tchadaïev, 19 octobre 1836// Pouchkine, A. S. Sobranie sochineniï (Œuvres complètes). Moscou, 1962, T. 10, p. 308.
7. Homélie pour la pose de la première pierre de la cathédrale Saint-Vladimir de Sébastopol, 15 juillet 1854. Cité d’après : Doubrovine, N. F. Pervaïa oborona Sevastopolia 1854-1855 « Rousskaïa Troïa » (La première défense de Sébastopol, 1854-1855. « La Troie russe »). Saint-Pétersbourg, 1900.
8. Rybakov, B. A. Istoria SSSR s drevneïchikh vremion do kontsa XVIII veka (Histoire de l’URSS des temps anciens à la fin du XVIIIe siècle). Moscou, 1975.
9. Pantchenko B. A. O rousskoï istorii i koultoury (De l’histoire et de la culture russes). Saint-Pétersbourg, 2000, p. 335.
10. Goumiliov, L. N. Ot Russi k Rossii (De la Rous’ à la Russie). Moscou, 1992.
11. Froïanov, I. Zagadka krechtchenia Roussi (L’énigme du baptême de la Russie). Moscou, 2007, p. 107.