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« Le dernier Serbe en Croatie »

« Le dernier Serbe en Croatie »

Illustration_1.jpgVladimir Poutiatine, docteur en sciences historiques, maître de conférences, directeur du département des Slaves du Sud à la faculté d’histoire de l’Université d’État de Moscou.

« Le dernier Serbe en Croatie » : c’est le titre d’une comédie, diffusée à Zagreb et à Belgrade en 2019. Le sujet peut être résumé en quelques lignes : une guerre éclate, l’eau devient plus chère que le pétrole, la Croatie fait faillite et est victime d’une épidémie. Seuls les Serbes ont le médicament nécessaire, et les Croates se trouvent face à un dilemme : périr, devenir des zombies, ou demander l’aide des Serbes. Bien que totalement apolitique et malgré un sujet simplet, le film pose la question des rapports serbo-croates, essentielle à la survie des Balkans.

Les Serbes vivent sur le territoire de la Croatie actuelle depuis le Haut Moyen-Âge. Leur présence en Syrmie, en Slavonie, et en Dalmatie est attestée dès le VIIe siècle. La population serbe, cependant, n’est majoritaire que dans le sud de la Dalmatie, où l’on trouve plusieurs principautés serbes : la Paganie, la Travonie et la Zachlumie. En 1219, saint Sabas assure à l’orthodoxie une place prédominante et met de l’ordre dans les affaires ecclésiastiques, fondant le nouveau diocèse de Houm. Le siège en est le monastère de la Mère de Dieu de Ston, abandonné par les évêques catholiques au début du XIIIe siècle. Les monastères serbes de Krupa, de Krka et de Dragovič, fondés dans la première moitié du XIVe siècle, deviennent les remparts de l’orthodoxie en Dalmatie. 

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Les Croates, à la différence des Serbes, perdent assez vite leur indépendance et, en 1202, intègrent la Hongrie. Suivant les statuts du légat du pape en Pologne et en Hongrie, datés de 1279, les prêtres orthodoxes ne peuvent ni acheter, ni bâtir d’églises sans l’accord de l’évêque catholique ; il est interdit aux catholiques d’assister aux offices orthodoxes. La situation change quelque peu à l’apparition de la menace islamique, qui oblige les chrétiens à s’unir devant un danger commun.

Après la prise de Constantinople, en 1453, le sultan ottoman Mehmed II s’adresse aux ambassadeurs : « Transmettez à vos dirigeants que j’ai banqueté hier dans la capitale des Romains. Je viendrais bientôt déjeuner à Belgrade, dîner à Budapest et souper à Vienne ! (...) Je peux indiquer à vos dirigeants la seule voie de salut : devenez musulmans et payez l’impôt, seulement ainsi vous échapperez au péril qui vous est préparé ! »

Cependant, une cuisante défaite l’attendait sous les murs de Belgrade. Le roi hongrois Matthias Corvin afin de motiver les Serbes au service militaire, les autorise à confesser librement leur foi orthodoxe. En 1462, il organise la première unité territoriale des futures marches militaires, allant des rives de l’Adriatique à Jajce, la capitainerie de Senj. C’est de cette époque que date la dénomination « Krajina », pour désigner la zone tampon entre la Hongrie et la Turquie, sur la rivière Una.

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La Hongrie est défaite par les Turcs à la bataille de Mohacs, en 1526. La majeure partie de son territoire est intégrée à l’Empire ottoman. Le Génnois Mernavino écrit, en 1573, que les chrétiens n’ont pas le droit de participer à la direction de l’État, de porter les armes, de se distraire et de danser ; ils doivent supporter avec soumission les offenses des Turcs. En cas de « manifestation d’irrespect envers la religion musulmane, ils sont contraints de se convertir à l’islam, ou sont exécutés ». Une autre partie des terres de la Hongrie occidentale et de la Croatie passe sous la domination des Habsbourg. Sur les terres peuplées de Serbes et de Croates, des marches militaires (ou Krajina militaire), destinée à la lutte contre les Ottomans, sont créées en 1578.

De 1683 à 1699, une guerre sanglante déchire les Balkans, opposant la Sainte Ligue à la Turquie. En 1687, l’empereur Léopold I appelle le patriarche de Constantinople à l’union contre le croissant musulman. De nombreux Serbes répondent à l’appel de l’empereur, certains se portent volontaires dans l’armée autrichienne, d’autres participent à des soulèvements contre les Turcs. L’année 1690 voit un premier déplacement de la population serbe vers le territoire de l’Empire autrichien. Le hiéromoine Cyrille (Khopovets) le décrit ainsi : « Toute la terre serbe se précipita vers Buda, le patriarche serbe et tous les hiérarques, les moines et les laïcs, tout le peuple chrétien. En avant de cette multitude marchait le patriarche Arsène Crnojević, comme Moïse précéda Israël dans la traversée de la Mer Rouge. »

Pour remercier les Serbes, Léopold I leur accorde plusieurs privilèges considérables, dont la liberté de confesser l’orthodoxie. Bien plus, les métropolites de Karlovtsy, chefs spirituels du peuple serbe, deviennent aussi ses représentants devant l’empire. 

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Suivant les accords de paix de Karlovsty, ayant mis fin à la guerre le 26 janvier 1699, la Porte perdait la Slavonie, Srem, Backa et une partie de la Dalmatie. Pour administrer les terres réunies, on créa une Commission de cour, dont le pouvoir allait peu à peu augmenter. Ainsi, immédiatement après la mort d’Arsène III Crnojević, en 1706, Vienne interdit aux Serbes d’élire un nouveau patriarche. Le chef de l’Église orthodoxe en Autriche sera désormais un métropolite ou un archevêque. Différentes formes de répressions religieuses s’exercent bientôt contre les Serbes ; une politique d’uniatisme est encouragée. En 1744, un missionnaire orthodoxe, saint Bessarion Saraj est martyrisé dans une prison autrichienne pour avoir lutter contre l’expansion de l’uniatisme sur le territoire du Banat et de la Transylvanie, et pour avoir refusé de renier la vraie foi, même sous la torture.

Les répressions se montrent particulièrement fortes sur le territoire de l’actuelle Croatie. Les monastères et les églises orthodoxes sont fermés, des prêtres uniates sont nommés dans les paroisses serbes. En conséquence de quoi, plusieurs soulèvements éclatent pour soutenir l’orthodoxie. En 1750, le diplomate russe M. Bestoujev-Rioumine, décrivant les persécutions contre les orthodoxes sur les terres autrichiennes, écrit que ceux qui refusent l’union sont menacés non seulement de perdre leurs biens, mais aussi d’être mis à mort avec leurs femmes et leurs enfants. L’exemple le plus criant est celui du monastère de Marč, d’où les frères sont chassés par les armes ; les prêtres étant menacés, les Serbes tentent de défendre leur monastère. Finalement, les autorités ferment le monastère et détruisent les bâtiments, dont les pierres sont réutilisées à des fins de construction.

Au milieu du XVIIIe siècle, un nombre important de Serbes s’exile en Russie, dans une province bientôt dite « Nouvelle Serbie » (gouvernement d’Ekaterinoslav), fuyant les persécutions religieuses et différentes formes de répressions. Dans ces circonstances, Vienne est contrainte de faire quelques concessions. Ainsi, en 1781, Joseph II publie une Patente sur la tolérance religieuse, accordant aux religions une égalité de droits sur le territoire de l’Empire, sans pour autant annuler les résolutions prises sous le règne de Marie-Thérèse, limitant l’activité religieuse. A la fin du XVIIIe siècle, une première école serbe est fondée sur les terres croates. C’est de cette époque que datent une majorité des églises et des séminaires orthodoxes sur le territoire de la Croatie. Un journal serbe est fondé, « Le Bon pasteur ».

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En 1848, à Sremski Karlovtsy, l’Assemblée de mai (Majska skupština) se réunit pour proclamer la création d’un « voïevodat de Serbie » (Srem, Baranja, Backa et Banat), qui, disparaît assez rapidement. En 1867, l’Empire devient Autriche-Hongrie. En 1868, l’autonomie est accordée à la Croatie, dans le cadre du Royaume de Hongrie. Elle intègre une partie des marches militaires. Les Croates réaffirment le droit des Serbes à l’usage du cyrillique et leur conservent leur autonomie religieuse. En même temps, les Hongrois font obstacle aux orthodoxes par tous les moyens. A Nova Gradiska, par exemple, le directeur de l’école locale interdit au professeur de catéchisme de signer les certificats en cyrillique ; à Gospičh, on exige que le catéchisme soit enseigné en hongrois.

La crise orientale terminée, les peuples orthodoxes des Balkans débarassés du joug ottoman grâce au soutien des armées russes, les marches militaires perdent leur utilité, et sont définitivement suprimées le 15 juillet 1881.

Suivant les données du recensement de 1910, environ 650 000 Serbes orthodoxes résident alors sur le territoire de la Croatie. En Dalmatie, ils sont environ 105 000. Après l’attentat commis par le Serbe Gavrila Princip sur l’héritier du trône François-Ferdinand, à Sarajevo, en 1914, une vague de manifestations et de pogroms anti-serbes éclatent dans tout l’Empire, s’accompagnant de profanations d’églises et de cimetières. Pendant la Première Guerre mondiale, l’Autriche-Hongrie poursuit sa politique répressive contre les Serbes, créant des camps de concentration. Après la défaite de Vienne et la victoire de l’armée serbe, un Royaume des Serbes, des Croates et des slovènes est créé par la proclamation du 1er décembre 1918. Le 2 septembre 1920, à Sremski Karlovstsy, centre spirituel des orthodoxes serbes sous l’Autriche-Hongrie, l’Église orthodoxe serbe proclame sa réunification, et le Patriarcat est rétabli.

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Les rapports entre Serbes et Croates restent extrêmement tendus dans le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, puis en Yougoslavie (à partir de 1929). Le nouvel État, en effet, était unitariste, ce dont ne s’accommode pas la population croate. Le Vatican joue aussi un rôle dans l’hostilité entre les deux nations. « L’Action catholique », en effet, s’efforce d’attirer la jeunesse dans différentes organisations (« Les Aiglons », « Les Croisés »), et le Vatican poursuit une politique de « catholicisation » des Serbes et des Bosniaques.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la Yougoslavie fait partie des pays victimes de l’agression militaire des États de l’Axe. Le 27 mars 1941, en effet, la population serbe se soulève à la suite de l’alliance conclue par le gouvernement avec Hitler. L’évêque Athanase (Evtič) décrit ainsi ces évènements : « L’identité kosovare s’est exprimée dans l’exode sous la domination turque, dans la défense de l’orthodoxie sous le joug turc, dans la défense de l’orthodoxie sous l’autorité turque et autrichienne, dans l’exploit de la résurrection de la Serbie, accompli par les Karageorgievič, malgré des circonstances apparemment désespérées. Elle s’est exprimée aussi dans le Golgotha albanais des Serbes et même, dans un certain sens, le 27 mars, quand les Serbes ont fait leur choix : plutôt la tombe, que l’esclavage. »

La Croatie proclame son indépendance à Zagreb, en 1941. De facto, le pouvoir revient aux Oustachis et à leur chef, A. Pavelič. Dès le 10 avril 1941, les Oustachis arrêtent l’évêque Dosithée (Vasič) de Zagreb, soumis à de cruelles tortures. Dans la nuit du 6 mai, l’évêque Platon (Jovanovic) de Banja-Luka est assassiné. Ces répressions ne sont que les signes avant-coureurs de la terreur qui va frapper les orthodoxes serbes sur le territoire de la Croatie. Les juifs, les tsiganes et les Serbes perdent une partie de leurs droits. Ils doivent porter sur leurs vêtements une lettre cousue (la lettre « P », pour les orthodoxes – pravoslavny). Le 3 juin, toutes les écoles orthodoxes sont fermées, maternelles comme primaires. Une politique de catholicisation forcée est lancée. Les réfractaires, ceux qui sont suspects au régime sont enfermés dans des camps de déportation ou des camps de concentration, où des milliers de gens sont mis à mort. Celui de Jacenovac est tristement célèbre. Les églises sont détruites ou profanées, les monastères sont pillés. En 1942, les oustachis fondent une église orthodoxe croate non canonique, afin de semer la discorde parmi les orthodoxes. Mais la terreur ne fait que pousser la population à la lutte contre les oustachis et les occupants, lutte qui s’organise avec plus ou moins d’intensité entre 1941 et 1945. Le pays est libéré le 15 mai. Suivant la constitution républicaine de 1947, la Croatie est proclamé État « des peuples croate et serbe ». Les nouvelles autorités cherchent à faire le silence sur les événements de la guerre. Suivant le recensement de 1948, la population serbe s’élève à 543 795 personnes. En Croatie, la vie religieuse renaît peu à peu, mais les nouvelles autorités communistes s’efforcent de l’empêcher au maximum et nuisent considérablement à l’Église orthodoxe serbe après la guerre.

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Après la mort de J. Tito, en 1980, une vague de nationalismes submerge la Yougoslavie. Le pays s’achemine peu à peu vers la dissolution. Après les premières élections parlementaires multipartites, qui ont lieu en Croatie en avril 1990, les nouvelles autorités cherchent à quitter la République yougoslave. Le 24 juin 1991, la Croatie proclame son indépendance. Les Serbes de Croatie réagissent en créant le 19 décembre 1991 une République serbe de Krajina, déclarant leur intention de continuer à faire partie de la Yougoslavie. La population serbe s’élève alors à 580 000 personnes (12,2% du total de la population), groupées sur 32% du territoire croate. Un sanglant conflit interethnique éclate bientôt, prenant, comme pendant la Seconde guerre mondiale, une dimension religieuse. Plusieurs centaines d’églises orthodoxes sont détruites ou fortement endommagées. Ainsi, dès décembre 1991, les Croates frappent la cathédrale Saint-Nicolas de Karlovtsy, entièrement détruite en 1993 (restaurée en 2007). Le 11 avril 1992, les bâtiments de la métropole de Zagreb et Ljubljana explosent. Ils abritaient une bibliothèque et un musée. Le clergé orthodoxe fait l’objet de répressions.

A la suite des opérations militaires « Foudre » (mai 1995) et « Tempête » (août 1995), la République serbe de Krajina cesse d’exister : des centaines de Serbes ont été tués, des dizaines de milliers ont fui. Suivant des données internationales, environ 380 000 Serbes ont quitté la Croatie entre 1991 et 2011. L’exode des Serbes est suivi de la destruction de leurs églises, de la profanation de leurs cimetières. Le clergé est chassé. Sur le territoire du diocèse dalmate, il ne reste plus aucun prêtre orthodoxe après l’opération « Tempête ».

Au début du XXIe siècle, la situation de la population serbe s’améliore peu à peu en Croatie. L’Église orthodoxe serbe joue un grand rôle dans ce processus. En 2002, un accord est signé entre le gouvernement de Croatie et l’EOS. Selon cet accord, les prêtres orthodoxes ont le droit d’enseigner des disciplines religieuses dans les écoles. Le clergé revient peu à peu, les églises détruites sont progressivement restaurées. Suivant les données du dernier recensement, il reste 186 633 Serbes en Croatie. Le 1er juillet 2013, la Croatie devient membre de l’Union européenne, ce qui implique différentes obligations, notamment le respect des droits des minorités nationales. Cependant, des attaques isolées ont lieu aujourd’hui encore contre des clercs ou des propriétés de l’Église orthodoxe serbe.

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En 2014, le Concile épiscopal de l’Église orthodoxe serbe élit le vicaire du diocèse de Bačka, Mgr Porphyre, métropolite de Zagreb-Ljubljana. Son installation, célébrée par le patriarche Irénée de Serbie en présence de nombreux évêque de l’EOS, a lieu le 13 juin 2014, à la cathédrale de la Transfiguration de Zagreb. Le métropolite Porphyre s’est acquis à ce poste une large célébrité, grâce à son activité publique pacificatrice, visant à affermir les positions de l’orthodoxie dans la région. Sous son épiscopat, le monastère de Lépavina, plus ancien centre spirituel des Serbes orthodoxes en Croatie, est entièrement rénové.

Le 18 février 2021, le métropolite Porphyre est élu patriarche de Serbie par le Concile épiscopal de l’Église orthodoxe serbe.

Auteur
Vladimir Poutiatine
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