Le prince Vladimir, l’option juive et le monde de l’islam
Comment, pourquoi et dans quel but la Russie devint chrétienne
Paul Kouzenkov, docteur en sciences historiques, spécialiste de l’histoire byzantine
Plus de mille ans ont passé depuis l’instant historique où le grand-prince Vladimir se fit baptiser et invita les boyards et le peuple à suivre son exemple. Le baptême de la Russie ne fut pas simplement le choix personnel du tsar : c’est autour des valeurs qu’il véhiculait que s’acheva la formation de l’état russe, qu’un peuple émergea à partir de multiples tribus. Grâce à lui, la Russie, ou plutôt la Rus’, faisait désormais partie du monde chrétien oriental, dont le centre spirituel était Byzance orthodoxe. Cinq siècles plus tard, après la chute de la Nouvelle Rome, les grands-princes moscovites, les tsars russes et les empereurs de toutes les Russies, faisant renaître la Rus’ antique, se considérèrent désormais comme les leaders de la civilisation orthodoxe, opposée au « monde occidental ».
Le vingtième siècle, siècle sanglant où disparurent des traditions multiséculaires et croulèrent de puissants empires, vit la fin des états chrétiens fondé sur le modèle esquissé par l’empereur Constantin le Grand au IVe siècle. Les esprits et les peuples se laissèrent occuper par de nouvelles idéologies dans lesquelles Dieu n’avait plus place. Ces doctrines, cependant, au centre desquelles étaient l’homme, la nation, la classe opprimée, se montrèrent inviables. Aujourd’hui, la Russie peut retrouver les racines qui avaient fait d’elle une grande puissance. Mais, aujourd’hui comme il y a mille ans, les débats sur « le choix d’une voie » font à nouveau rage. Quelle doit être la nouvelle Russie ? Doit-on confirmer le choix du prince Vladimir, suivre la voie suivie pendant près de mille ans par nos ancêtres ? Ce choix ne fut-il pas une erreur tragique ? Et que se passa-t-il vraiment en 988, l’année communément admise du Baptême de la Russie ?
Afin de répondre à cette question, remontons aux sources, essayons de comprendre, aussi objectivement que possible, comment, dans quel but et pourquoi saint Vladimir se fit-il baptiser.
Que savons-nous ? Les sources
Voyons d’abord sur quelles sources reposent nos connaissances sur le baptême de la Russie. Étrangement, elles sont peu nombreuses. Elles proviennent, par contre, d’origine très diverses, ce qui augmente considérablement leur valeur.
Les sources russes anciennes
La principale version russe ancienne qui nous soit parvenue, connue sous le nom de « Chronique du temps passé », date de plus de cent ans après le baptême de la Rus’, un délai qui autorise à s’interroger sur la fiabilité du récit. L’auteur en est clairement un ecclésiastique (la tradition l’identifie au moine des Grottes de Kiev Nestor le Chroniqueur), que l’aspect sacré de l’évènement ne laissait pas indifférent, comme l’indiquent les multiples insertions rhétoriques, ornées de citations bibliques. De nombreux détails du récit (notamment la toponymie) montrent que, dans l’ensemble, les chroniques s’appuient sur une base ancienne, remontant à des témoins de l’évènement.
Que raconte la chronique ? Renvoyant ceux qui désireraient connaître le texte à une traduction autorisée de la « Chronique des temps passés », et les amateurs de langue russe ancienne à l’original, publié dans Les Chroniques russes complètes, contentons-nous d’un rapide résumé.
Pour l’année 6493 de la création du monde (an 985 de notre ère), le chroniqueur rapporte la campagne du prince Vladimir contre les Bulgares et de la paix qu’il conclut avec eux. Visiblement, le terme « Bulgares » désigne les Bulgares de la Volga, ayant récemment adopté l’islam. L’année suivante, en 986, une ambassade de « Bulgares de religion mahométane » arrive à Kiev pour faire une proposition inattendue à Vladimir : « Prince, tu es sage et sensé, mais tu ne connais pas la loi, adhère à notre loi et vénère Mahomet ». Le prince russe, qui venait de faire ériger un panthéon païen à Kiev et avait dirigé des sacrifices humains, a une réaction singulière. Au lieu de refuser fermement de trahir la « foi de ses ancêtres », proposition offensante pour un païen convaincu, il pose des questions : « Et quelle est votre foi ? ». Il écoute avec bienveillance l’exposé des postulats simples de l’islam.
La perspective de partager le paradis avec les belles houris plut au prince, grand amateur de femmes, mais il désapprouva la circoncision et le renoncement au porc ; quant à l’interdiction des boissons fermentées, il la commenta par cette phrase célèbre : « La Russie trouve sa gaité dans la boisson, nous ne pouvons exister sans elle ! » (Notons, entre parenthèses, qu’il ne s’agissait ni de vodka, ni même de vin : les boissons alcoolisées de la Russie païenne, à base de miel, ressemblait plus au kvas ou à l’hydromel).
C’est cet épisode qui ouvre le récit des chroniques sur « le choix d’une foi ». Cette quête allait se terminer par le baptême de Vladimir et de la Rus’ toute entière. Le récit, indubitablement, est semi-légendaire, tissé à partir de plusieurs strates, mais il n’est pas aussi fantastique qu’on le croyait encore récemment.
La nouvelle de l’intérêt du puissant tsar russe pour les questions religieuses se répandit rapidement dans le monde, et, à la suite des Bulgares-musulmans, arrivent à Kiev des « Allemands (la Première chronique de Novgorod précise : « de Rome ») émissaires du pape ». « Notre foi est la lumière, car nous adorons le Dieu qui a fait le ciel et la terre, les étoiles et la lune et tout ce qui respire ; vos dieux sont de bois » déclarent-ils au prince. Celui-ci se montre intéressé : « Quelle est votre loi », interroge-t-il. Ayant entendu la réponse, il renvoie les ambassadeurs chez eux en disant : « Nos pères n'ont jamais admis pareil principe ». Cette réponse est un témoignage important de l’authenticité du récit des chroniques. On sait en effet, par des sources occidentales, qu’en 961 des prédicateurs allemands, envoyés par le roi Othon, qui devint pape en 962, ainsi qu’ « empereur romain », tentèrent de baptiser la Russie, mais furent chassés par le père de Vladimir, le prince Sviatoslav.
A la suite des Bulgares et des Allemands, arrivent des Juifs Khazars. Ils déclarent avoir crucifié Celui en qui les chrétiens croient, tandis qu’eux-mêmes croient « au Dieu unique d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Vladimir leur pose la même question : « Quelle est votre loi ? ». Ayant entendu la réponse, il en pose une seconde, provocatrice : « Où est votre pays ? » Ce n’est sûrement pas par hasard que le prince russe aborde un sujet aussi sensible pour les juifs. Chassés de Jérusalem en l’an 70, les Hébreux n’avaient pas seulement perdu la terre de leurs ancêtres et leur état, mais aussi leur unique temple. Depuis, les juifs ne peuvent plus servir Dieu. Terrible châtiment. Sans suprise, Vladimir accuse ses interlocuteurs de vouloir attirer sur la Russie la colère divine qu’ils reconnaissent eux-mêmes comme la cause de leur dispersion par toute la terre.
Enfin, un ambassadeur grec se présentent devant le prince. Il arrive le dernier. Ce n’est pas un simple prédicateur, c’est un philosophe. Son discours, dans lequel il commence par accuser ses concurrents et termine par la perspective du feu éternel pour ceux qui ne croient pas en vérité, occupe plusieurs pages de la chronique. Il s’agit, en fait, d’un véritable cours d’histoire sainte, d’Adam au Christ et aux apôtres, dont les Grecs adoptèrent la doctrine. Suivant la chronique, Vladimir est impressionné par le récit, et plus encore par l’image du Jugement dernier qui lui est montrée. Il fait de généreux présents au philosophe, mais, lorsqu'il lui est proposé de se faire baptiser, il laisse entendre qu’il doit réfléchir.
Suit un récit qui, malgré sa forme légendaire, comporte de nombreux détails historiquement fiables. Ayant convoqué les boyards et les doyens de la cité, Vladimir leur fait part de ses entretiens avec les Bulgares, les Allemands, les Juifs et les Grecs et leur demande conseil. Les boyards et les anciens, ayant fort justement remarqué que « chacun dit du bien, et non du mal de ce qui est à lui », conseillent au prince de choisir dix hommes sensés et sûrs, et de les envoyer vers ces peuples « pour qu’ils constatent comment ils servent Dieu ».
Les émissaires du prince se rendent donc chez les Bulgares, assistent à la prière à la mosquée. Ensuite, ils sont envoyés vers « les Allemands », puis « en terre grecque ». On connaît le résultat de leur mission : de retour à Kiev, les membres de l’ambassade font part au prince et à son conseil de leurs impressions, s’exprimant en faveur du culte byzantin.
« Les boyards rendent leur sentence : « Si la loi grecque était mauvaise, Olga, ton aïeule, ne l’aurait pas adoptée, et elle était sage entre tous ». Le prince prend une décision rapide, quelque peu inattendue : « Vladimir répondit disant : « Alors, où serons-nous baptisés ? » Eux de dire : « Où bon te semblera »
Pourquoi le prince pose-t-il cette question ? N’était-il pas évident que le baptême devait avoir lieu à Kiev, la capitale ? En fait, le plan de Vladimir était plus complexe. Il fait encore débat, mais l’explication la plus logique est la suivante. En dehors des boyards et des anciens, le prince était dépendant de l’opinion de l’armée – sa droujina. Ce sont les railleries de ses compagnons d’armes qui avaient, en leur temps, incité Sviatoslav à refuser résolument le baptême, tandis que sa mère, Olga, s’efforçait vainement de lui faire adopter le christianisme. Pour l’armée, recevoir le baptême des mains des Grecs byzantins, ces mêmes Grecs chez lesquels les princes Sviatovslav, Igor ou Oleg faisaient des incursions, en rapportant richesses et gloire pour eux et pour leurs gens, était un signe de faiblesse. Pour conserver son autorité, Vladimir devait donc résoudre un problème assez délicat : recevoir le baptême des Grecs, sans que son geste puisse être interprété comme soumission aux Byzantins. Une solution fut trouvée.
Au début de l’année suivante, 6496 (de septembre 987 à août 988), le chroniqueur rapporte la campagne du prince Vladimir contre la principale forteresse byzantine au nord de la Mer Noire, la cité de Chersonèse. Après avoir assiégé et occupé la ville, Vladimir envoie à Constantinople vers les empereurs Basile II et Constantin VIII des émissaires porteurs d’un ultimatum : s’ils ne lui donnent pas leur sœur en mariage leur sœur, il prendra la capitale. La princesse porphyrogénète Anne, sœur des empereurs co-régnants, était sans doute la jeune fille à marier la plus convoitée de l’univers. L’empereur romain germanique, le tsar de Bulgarie avaient tenté leur chance, mais aucun d’eux n’avait pu s’allier à la maison impériale de la Nouvelle Rome. En effet, le grand-père d’Anne, Constantin VII Porphyrogénète, avait strictement interdit de donner les princesses de sang impérial en mariage à des barbares. C’est sous son règne que la grand-mère de Vladimir, la princesse russe Olga, avait été baptisée à Constantinople. Or, cette fois, la situation paraissait désespérée. Une guerre civile déchirait l’empire, et les césars avaient tout intérêt à s’allier à Vladimir.
Leur réponse est tout à fait byzantine : leur concession tactique contenait une avancée stratégique : « Il n’est pas permis aux chrétiens de donner leurs filles à des païens. Si tu te fais baptiser, tu l’auras : tu recevras le royaume des cieux et partageras notre foi ». Vladimir accepte, soulignant qu’il est prêt à se faire baptiser de son plein gré : « Car j’ai déjà mis votre loi à l’épreuve ; votre foi et votre culte, dont m’ont parlé mes ambassadeurs, m’ont plu. » Après de nouvelles négociations, il fut décidé que le prince russe serait baptisé par des prêtres qui accompagneraient Anne.
Il restait à décider la princesse désespérée : « J’y vais comme en captivité, je préfère mourir ici ». Ses frères lui rétorquent : « Peut-être par toi Dieu amènera-t-Il la terre russe à la repentance et délivrera-t-Il la terre grecque de cette horrible guerre. » « Ils eurent peine à la forcer » ajoute le chroniqueur russe, qui rapporte le sujet. L’authenticité de cette scène de famille est difficile à prouver, mais les dispositions d’Anne et de ses frères sont rapportées avec finesse. Ayant grandi dans un palais, la jeune fille ne pouvait penser sans terreur à sa rencontre avec un barbare polygame septentrional (des légendes courraient dans toute l’Europe sur la polygamie de Vladimir, même le chroniqueur allemand Titmar parle d’une « culotte de Vénus » que le prince régnant russe portait pour « renforcer sa propension naturelle à la luxure »). Anne s’embarqua et, ayant dit adieu à ses proches, s’en fut en pleurant sur la mer, accompagnée de dignitaires et de prêtres.
La cérémonie du catéchuménat et celle du baptême du prince russe, suivant la même chronique, furent confiée à l’évêque local, archevêque de Chersonèse, qui concélébra avec le clergé venu de Constantinople. Le chroniqueur raconte que peu avant son baptême, Vladimir « eut mal aux yeux » et perdit la vue. La princesse, qui venait d’arriver, mais ne l’avait pas encore vu, lui fit conseiller de recevoir le baptême au plus tôt, afin d’être libéré de son mal. C’est ce qui arriva : les yeux de chair de Vladimir s’ouvrirent en même temps que ses yeux spirituels, et l’ex-païen s’exclama joyeusement : « J’ai vu le vrai Dieu pour la première fois ! » Remarquons qu’à la suite de ce miracle, de nombreux soldats de Vladimir suivirent son exemple. Beaucoup, mais pas tous, et c’est un détail important, qui montre que le choix du baptême n’était pas si naturel, ni si évident qu’il paraît pour le prince.
Après son baptême, suivant la chronique, Vladimir fit bâtir au centre de Chersonèse, sur un talus, une église dédiée à saint Jean-Baptiste. Esnuite, il rendit la ville à l’empereur et rentra chez lui, avec Anne, l’évêque Anastase et les prêtres, ceux de Chersonèse et ceux de l’empereur, emportant des reliques de saint Clément de Rome et de son disciple Thèbes, des vases liturgiques et des icônes, ainsi que deux statues de bronze et un quadrige de chevaux de bronze (ils se trouvent aujourd’hui, précise le chroniqueur, à Kiev, derrière Sainte-Sophie et les ignorants croient qu’ils sont de marbre).
Arrivé à Kiev, le prince-vainqueur ordonna de détruire les idoles qu’il avait lui-même récemment fait installer : on débita les unes, on brûla les autres ; le dieu Perun eut droit à l’honneur d’être attaché à la queue d’un cheval et traîné dans la ville par douze hommes qui le frappaient à coups de bâton (non pas que le bois puisse sentir les coups, précise le chroniqueur, mais pour se venger du démon qui avait séduit les hommes par son intermédiaire).
Les païens de Kiev ne pleurèrent pas longtemps Perun. Vladimir fit annoncer par ses héraults à toute la ville : « Qui ne se rendra pas demain à la rivière, riche ou pauvre, miséreux ou serviteur, sera mon ennemi ». Après cette annonce, dit le chroniqueur, les gens se rendirent joyeusement au Dniepr, disant : « Si c’était quelque chose de mauvais, le prince et les boyards n’en auraient pas voulu ». Le matin, Vladimir et le clergé descendirent au Dniepr où était rassemblée une multitude d’habitants, des vieillards aux nourrissons dans les bras de leurs parents. Les prêtres prièrent, le peuple descendit dans l’eau, et ce fut une grande joie dans les cieux, à cause du salut de tant d’âmes. Le diable, dit la chronique, gémissait amèrement, disant : « J’aurais voulu vivre au milieu de ces gens, qui ne connaissaient ni la doctrine des apôtres, ni Dieu, et je me réjouissais de leur culte. Mais ce ne sont ni les apôtres, ni les martyrs qui m’ont vaincu, mais des ignares. Je ne règnerai plus sur ces pays. »
Ensuite, le prince russe rassembla les enfants des meilleurs citadins et les envoya « étudier les livres », malgré les larmes des mères, ne voulant pas laisser partir leurs enfants et les pleurant comme s’ils allaient mourir. Ainsi, conclut le chroniqueur, s’accomplit la prophétie biblique en Russie : « En ce jour-là, les sourds entendront les paroles du livre; et, délivrés de l'obscurité et des ténèbres, les yeux des aveugles verront ». C’est indubiblement à ce « programme éducatif » que la réforme religieuse dut son incroyable succès, largement inattendu pour les voisins de la Rus’. Vladimir devenait ainsi de plein droit le Baptiste de la Rus’, « égal aux apôtres ».
Les auteurs grecs
Étrangement, les auteurs byzantins d’expression grecque n’ont pratiquement « pas remarqué » le baptême de la Russie sous le prince Vladimir. C’est d’autant plus étonnant que cet évènement eut des répercussions directes sur la dynastie impériale et qu’il aurait logiquement dû être considéré comme un grand succès stratégique de l’empire, qui s’assurait ainsi un puissant allié au Nord.
Peut-être les circonstances du baptême de Vladimir, humiliantes pour les Byzantins, expliquent-elles ce silence : le prince russe se fit baptiser après avoir pris une ville importante, après avoir, de fait, forcé les empereurs à lui donner leur sœur Anne en mariage. Ce qui, pour les Russes, démontrait la justesse du choix de Vladimir, qui, en adhérant au Christ, reçut de Lui une aide immédiate, paraissait aux Byzantins une défaite qu’il valait mieux taire.
Quoiqu’il en soit, les historiens byzantins sont muets sur le baptême de Vladimir. Ils rapportent, par contre, deux évènements qui lui sont liés : la chronique de Jean Skylitzès (XIe siècle) mentionne brièvement le mariage du prince des « Ross » avec la sœur des empereurs, et l’aide militaire qu’il leur envoya, grâce à laquelle Basile II vainquit les rebelles et conserva son pouvoir. Les sources russes, au contraire, ne disent rien de ce dernier épisode. Cette répartition de l’information est naturelle : les auteurs décrivent ce qu’ils considèrent comme important pour leur récit. Les historiens, à leur tour, s’efforcent de tirer de ces points de vue étroits (et souvent déformés) un panorama, pour reconstituer le tableau du passé.
Les auteurs occidentaux
Que disent du baptême de la Rus’ les sources occidentales ? Étrangèrement, elles en parlent peu, et les informations sont très embrouillées.
La chronique de Thietmar de Mersebourg, rédigée dans les années 1012-1018, décrit le « roi de Rustsie Woldemar » comme un « grand fornicateur cruel, ayant causé bien des souffrances aux Dananéens efféminés » (« Dananéens », c’est ainsi que les Allemands appelaient les Byzantins). Thietmar sait que Vladimir « a pris une femme de Grèce » (qu’il appelle par erreur Hélène), illégalement enlevée à Othon II, et qu’il s’est « converti sur son insistance à la foi chrétienne », qu’il n’a pas illustrée par ses œuvres, bien « qu’à la fin de sa vie il ait lavé la tache du péché en faisant de généreuses aumônes »
Les sagas scandinaves font le lien entre le baptême de la Russie et leurs héros. Ainsi, dans les sagas tardives sur Olaf Tryggvason, premier roi de Norvège de 995 à l’an 1000), on rapporte qu’Olav prit part à la conversion à la vraie foi du roi Waldemar et de tout le royaume de Garðaríki (c’est ainsi que les sagas appellent la Rus’). Ayant eu un songe sur les tourments affreux qu’endurent ceux qui adorent des idoles de bois, Olav se dirigea avec un détachement vers Girkland (Byzance), où il se fit baptiser par un évêque nommé Paul, qu’il décide à se rendre avec lui en Russie, où il avait vécu étant enfant. Accueilli avec joie par le prince, Olaf exhorte longuement Waldemar de devenir chrétien. Finalement, avec l’aide de la sage reine Allogia (qui rappelle le personnage d’Olga), il le convainc de se faire baptiser avec ses gens et son peuple.
D’après la chronologie de la saga, l’épisode peut être daté d’environ 985, soit avant le début des ambassades sur le choix d’une religion. De nombreux spécialistes sont sceptiques sur l’authenticité de ce récit.
Sources orientales
Les arabes-chrétiens Yahya d'Antioche (XIe siècle) et Elmacin (XIIIe siècle), ainsi que les écrivains musulmans Abu Chadja ar-Roudvaravi (fin du XIe siècle) et Ibn al-Athir (XIIIe siècle) donnent une description brève, mais dense, et, surtout, claire, des rapports entre l’empereur Basile et le prince Vladimir. Citons le récit de Yahya (que reprennent les autres auteurs), envisagé d’un point de vue byzantin :
" L’affaire devint dangereuse, et l’empereur Basile en était inquiet à cause de la puissance de son armée et de ses victoires. Ses richesses s’épuisaient, et le besoin l’obligea à envoyer quérir le roi des Ross – ses ennemis – le priant de l’aider.
Celui-ci accepta. Ils conclurent un accord, et le roi des Rosses épousa la sœur de l’empereur Basile, après avoir posé comme condition de se faire baptiser avec tout le peuple de son pays, et ils sont un grand peuple.
A l’époque, les Russes n’avaient aucune loi et ne reconnaissait aucune foi. L’empereur Basile lui envoya des métropolites et des évêques, ils baptisèrent le prince et tous ceux de ses terres, et il lui envoya sa sœur, et elle bâtit quantité d’églises au pays des Rosses. Quand la question du mariage fut résolue entre eux, les armées russes se joignirent aux armées grecques dont diposait l’empereur Basile et ils luttèrent tous ensemble contre Bardas Phocas sur mer et sur terre à Chrysopolis. Ainsi, ils vainquirent Phocas."
L’enchaînement des évènements rapporté ici – guerre contre la Russie, accord, mariage, aide militaire – est confirmé par l’historien arménien Stépanos Taronetsiь surnommé Asoghik . Racontant les évènements auxquels l’empereur Byzantin participa au-delà du Caucase avec sa garde russe (« du peuple des Ruыes », il remarque : « Il étaient 6000 fantassins, armés de pieux et de boucliers que l’empereur Basile avait demandés au roi des Ruыes au moment où il avait donné sa sœur en mariage à ce dernier. En même temps, les Ruses crurent au Christ. »
Y eut-il choix?
L’épisode du choix de religion, rapporté par le chroniqueur, n’est pas seulement un procédé littéraire, comme les sceptiques l’affirment parfois. Certes, il contient une part légendaire. Il est difficile, aujourd’hui, de se représenter qu’on ait choisi entre plusieurs traditions multiséculaires d’après les récits de courtisans. Des facteurs politiques, économiques, voire géographiques, avait une énorme importance dans le choix d’une religion en particulier.
Mais il est des régions qui se trouvent littérallement à la croisée des chemins internationaux et qui sont soumises en même temps à l’influence de civilisations et de religions concurrentes. Dans les Balkans et en Europe centrale, le christianisme latin et le christianisme grec étaient en concurrence (aujourd’hui nous parlons de catholicisme et d’orthodoxie, des termes qui étaient synonymes dans l’antiquité). Le Caucase voyait s’opposer le zoroastrisme, le christianisme et l’islam. En Asie centrale, le christianisme, le bouddhisme et l’islam étaient en concurrence. La Khazarie était le théâtre d’une lutte entre le judaïsme, le christianisme et l’islam.
Mais un véritable choix était loin d’être toujours possible entre toutes les formes de monothéisme biblique – judaïsme, christianisme occidental et orientale, islam. Ce choix n’était possible que dans un seul pays, la Rus’.
Au Xe siècle, la Rus’ était entourée de toutes parts d’états où dominait déjà un type déterminé de religion monothéiste : l’islam en Orient, le catholicisme en Occident, le judaïsme au Sud-Est, l’orthodoxie au Sud-Ouest.
Le « programme » de Vladimir
Les historiens discutent des intentions de Vladimir, des avantages que le baptême lui apporta personnellement et qu’il apporta à son peuple. Ils disent que le mariage avec la sœur de l’empereur romain plaçait le dirigeant russe en haut de la hiérarchie politique mondiale ; que la Russie devenait ainsi membre de plein droit de la communauté internationale, qu’elle s’assimilait la culture byzantine, éminemment développée, etc.
Pourtant, l’opinion des contemporains est toujours bonne à connaître. Saint Vladimir, à la différence de saint Constantin, n’a pas laissé d’écrit qui permettrait de comprendre son « programme politico-religieux ». La chronique, cependant, cite une prière que le prince éleva vers Dieu après son baptême. Quelle que soit l’origine de ce texte, il reflète en tous cas l’opinion d’une personne de l’époque. Que demande à Dieu le prince nouvellement baptisé ?
Dieu grand,
Créateur du ciel et de la terre !
Jette un regard sur ton nouveau peuple,
Donne-lui, Seigneur, de Te connaître,
Toi le vrai Dieu,
de même que T’ont connu les pays chrétiens,
et augmente en lui une foi droite et ferme.
Aide-moi, Seigneur, contre l’ennemi qui me combat,
que j’espère en Toi et en Ta puissance
et que je vainque ses intrigues !
Avant tout, le prince confie à Dieu son peuple, qu’il appelle « Ton nouveau peuple ». Il demande pour son pays la lumière et la croissance dans la vraie foi. Pour lui, Vladimir demande à Dieu de l’aider contre l’ennemi, qui ne désigne pas ici un opposant militaire ou un concurrent politique, mais le diable lui-même, archétype du mal, aux intrigues duquel remontent toutes les formes d’inimitié entre les hommes.
Trouver la vérité et vaincre le mal, voilà quel est le « programme », court, mais dense, du prince Vladimir. Pas moins.
Un choix décisif
Beaucoup de penseurs russes, dont l’idéal était « l’Europe éclairée », ont vu dans le « choix de Vladimir » une erreur fatidique, cause du retard fatal de la Russie sur les pays développés d’Occident. Leurs contradicteurs mettaient en avant les bienfaits salutaires du baptême de la Russie selon le rite grec, qui permit au peuple de recevoir la foi chrétienne « pure » et de conserver la vraie piété, perdue en Occident.
Nous étant tournés vers l’époque du prince Vladimir, ayant cherché, pour autant que le permettent les sources, à refaire avec lui ce choix historique, nous pouvons tirer quelques conclusions.
En premier lieu, le prince avait vraiment le choix. Malgré la présence en Russie, longtemps avant Vladimir, de chrétiens de rite grec, c’est-à-dire orthodoxe, malgré l’exemple de la sage Olga et de tant d’autres de ses contemporains, le prince russe était libre de choisir une autre voie.
Bien plus, le choix de l’orthodoxie ne promettait aucun avantage pratique, ni au prince, ni à l’élite qui l’entourait. Le haut niveau de moralité commandé par le Christ, exigeait de renoncer à son mode de vie coutumier, aux plaisirs et aux distractions. Mais surtout, l’interdit total du pillage et du meurtre dans le christianisme, la condamnation sans appel de toute forme de violence, constituait une menace directe pour l’activité principale de « l’aristocratie militaire » russe, les campagnes militaires. Byzance, voisin le plus riche et le plus proche, cible convoité de leurs raids, devenait une puissance alliée, partageant la même foi. Lui faire la guerre ne serait plus moralement défendable. Quant aux avantages évidents de la nouvelle religion, comme le bon fonctionnement de l’état, le christianisme latin offrait les mêmes privilèges, voire plus, fournissant au pouvoir une idéologie de centralisation et d’ordre social ; l’islam et le judaïsme offraient des liens sociaux horizontaux encore plus stables, fondées sur les idéaux d’entraide fraternelle et d’unité de la communauté des croyants.
Non, ce ne sont pas des objectifs pratiques ou politiques qui inspirèrent à Vladimir le choix du modèle de civilisation chrétien oriental. L’orthodoxie le séduisit par des idéaux bien plus élevés, quoique moins compréhensibles à notre époque : l’héroïsme spirituel, la beauté idéale, la vérité, la charité. Ce n’est pas « le jeûne suivant ses forces » qui en imposait au prince russe, mais un ascétisme radical. Non pas des rites exécutés pour la forme, mais la beauté céleste, l’harmonie de la Divine liturgie. Non des intérêts économiques, mais la miséricorde et l’abnégation. Non le pragmatisme politique, mais la recherche du Royaume céleste pour vivre éternellement en Dieu.
Le choix fait il y a 1032 ans était-il bon ? L’histoire a elle-même répondu à cette question. Le conglomérat fragile de tribus, rassemblées par les premiers Riourikides, était déjà devenu, sous les fils de Vladimir un état puissant, étonnant ses voisins européens par sa richesse. Passée par les épreuves de la fragmentation féodale et du joug tataro-mongol, la Rus’ s’est à nouveau rassemblée autour de Moscou, saisissant le flambeau de l’empire orthodoxe, tombé des mains de Byzance affaiblie, périssant bientôt pour avoir trahi ses propres idéaux. Ni les horreurs du Temps des troubles, ni les séductions de l’européanisation, n’ont pu faire vaciller les principes fondateurs de l’état russe. Même les cruelles expérimentations sociales du XXe siècle n’ont pu éradiquer les repères profonds, les valeurs découlant du choix de saint Vladimir. Les idéaux de bien, de miséricorde et de justice, la soif d’héroïsme et d’abnégation, la volonté de se sacrifier par amour pour le prochain, la priorité du spirituel sur le matériel sont demeurés dans les âmes. Ce sont eux qui aidèrent le peuple soviétique à vaincre dans la plus terrible guerre de l’histoire et à occuper une place au rang des leaders de l’humanité.