Homélie du patriarche le dimanche du Triomphe de l’Orthodoxie à l’église du Christ-Sauveur de Moscou
Le 13 mars 2022, 1er dimanche de Carême, dimanche de l’Orthodoxie, Sa Sainteté le patriarche Cyrille de Moscou et de toutes les Russies a célébré la Liturgie de saint Basile et le rite du triomphe de l'Orthodoxie à la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. A la fin du service divin, le primat de l’Église orthodoxe russe a prononcé l'homélie suivante :
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !
Le premier dimanche du Grand carême est dédié au souvenir de ceux qui gardèrent pour nous la foi orthodoxe, depuis les saints apôtres et leurs disciples jusqu’aux saints pères, aux hiérarques qui dirigèrent les Églises locales, les martyrs et les confesseurs. Tous ceux que les circonstances n’ont pas effrayés, qui n’ont pas baissé la tête devant les dirigeants athées, qui sont restés fidèles au Christ même jusqu’à la mort, et grâce auxquels nous fêtons aujourd’hui le Triomphe de l’orthodoxie dans cette église rebâtie du Christ-Sauveur, dans la ville de Moscou, dans la capitale russe.
L’histoire de notre Église et celle de l’Église universelle sont une longue suite de malheurs, mais aussi de joies. Confrontés aux difficultés de la vie, à la maladie ou à l’échec, nous nous considérons généralement comme malheureux. Ceux qui n’ont pas réussi à faire carrière croient avoir raté leur vie. La tristesse qui en résulte exerce souvent une telle pression qu’il devient impossible de discerner l’essentiel du superficiel, du secondaire. L’histoire de l’Église enseigne l’essentiel. Pour nous, croyants, rien n’est plus important que de sauvegarder la foi orthodoxe, de rester fidèles à l’Église en toutes circonstances : quand ceux qui affirment que Dieu n’existe pas exercent une pression intellectuelle sur l’Église, quand les faux frères qui se sont engagés sur la voie du schisme et de la division appellent les autres à suivre le même chemin. Ou quand font pression sur elle des gens indifférents à la foi et à la vie spirituelle, qui vivent de leurs intérêts du moment, pour lesquels des questions comme la foi en Dieu n’existent pas ou, si elles existent, restent à la périphérie de leur vie.
L’histoire de l’Église garde la mémoire de gens qui ont donné leur vie pour leur foi, souvent sous la torture, sous les moqueries. Ils ont tant souffert qu’il est impossible de se représenter comment un homme peut supporter ces souffrances. Mais ce sont eux, les apôtres, les disciples des apôtres, les martyrs, les confesseurs, les pères de l’Église, qui nous ont transmis la foi en Christ. C’est pourquoi, en ce jour du Triomphe de l’Orthodoxie, nous commémorons d’abord leurs saints noms, et prions ensemble pour ceux qui par leur vie, par leur parole, par leur pensée, par leurs miracles et par leurs prouesses ont conservé et multiplié la foi, la transmettant aux générations suivantes, y compris à nous, qui vivons sur cette terre.
Les exemples de pressions extérieures sur l’Église abondent, depuis les débuts de son histoire. L’histoire de l’iconoclasme témoigne à quel point l’Église dépendait de la position de l’empereur, des autorités civiles. Au VII Concile œcuménique, l’Église affirme que la vénération des icônes est non seulement possible, mais salutaire, qu’elle doit faire partie de la vie spirituelle. Puis il y a eu un changement de pouvoir dans l’Empire byzantin. Le nouvel empereur, sous l’influence de différentes circonstances politiques, s’inspirant, notamment, de l’expérience d’autres religions monothéistes dans lesquelles la vénération des icônes est inconnue, décida que pour consolider son empire multinational, il fallait y renoncer. Non contents d’ôter les icônes, on se livra à un véritable vandalisme : des chefs d’œuvre d’art sacré furent détruits, des fresques admirables furent effacées ou recouvertes d’ornements tirés du monde animal ou végétal. Puisque l’empereur le voulait et le croyait, suivant l’axiome politique « un seul royaume, une seule foi », les sujets devaient croire comme lui. Mais la négation de l’iconodoulie contredisant les décrets conciliaires, l’Église se révolta, et fut persécutée en réponse : non par des païens, mais par les iconoclastes, qui la persécutèrent durement. Le Seigneur, finalement, manifesta Sa miséricorde, après avoir éprouvé la fidélité des Byzantins. Avec l’arrivée au pouvoir de la pieuse impératrice Théodora, la vénération des icônes fut rétablie, comme étant conforme à la foi des apôtres, à la tradition apostolique dont vivait l’Église orthodoxe.
La dépendance de l’Église envers le pouvoir, mise en évidence dans cette histoire d’iconoclasme, paraît donc très forte. Un empereur qui ne croit pas aux icônes prend le pouvoir, et il ordonne à tous de ne pas croire aux icônes. Advient le règne de l’impératrice Théodora, qui croyait en l’Église et en la vénération des icônes, et les choses reprennent leur cours. Cette dépendance de l’Église envers les puissances externes, cette dépendance du pouvoir politique est la dépendance la plus dangereuse. Tous les membres de l’Église sont des citoyens respectueux de la loi, nous prions pour les autorités et pour l’armée. Mais, en même temps, le chrétien se réserve le droit de choisir, si les autorités sont athées et forcent le chrétien à renier sa foi ou, dans le cas de l’iconoclasme, si elles sont hérétiques et contraignent leurs sujets à les suivre.
Cela semble appartenir au passé. Mais pas du tout ! Mon cœur saigne, quand je pense à ce qui se passe en Ukraine. N’est-ce pas la même chose que jadis à Byzance ? Des hommes arrivent au pouvoir et, pour des raisons politiques, croient impossible que la majorité des orthodoxes relève de l’Église orthodoxe russe, du Patriarcat de Moscou. Ils les répriment. Ils les accusent pratiquement de haute trahison, ils font pression sur eux pour qu’ils ne fréquentent pas l’Église qu’ils appellent de façon offensante et blasphématoire « l’Église des occupants ». Il se trouve, naturellement, des gens qui, comme au temps de l’iconoclasme, suivent le pouvoir : « Notre prêtre risque de perdre sa paroisse, notre évêque pourrait perdre son siège, on pourrait être accusé de favoriser l’occupant », etc, etc...
A tous ceux qui oscillent en même temps qu’oscille le pouvoir, il faut dire : notre Église est déjà passée par les épreuves de ces oscillations, et elle a survécu malgré les persécutions, malgré les répressions. Aujourd’hui, forts de l’expérience de l’histoire, nous disons : nous respectons les autorités civiles, mais nous nous réservons le droit d’être libres de l’immiscion du pouvoir dans la vie de l’Église. Nous espérons qu’il en sera ainsi en Ukraine, même si même la commémoration du patriarche à l’église devient impossible pour certains « par peur des juifs » (Jn 19,38).
Nous ne jugeons personne, je veux comprendre ces personnes de mon cœur affligé. En même temps, j’ai conscience que « celui qui est injuste dans les moindres choses l’est aussi dans les grandes » (Lc 16,10). Je prie donc aujourd’hui pour que notre peuple en Ukraine garde sa foi orthodoxe, pour qu’il n’ait pas peur des pressions de ceux qui lui proposent de se joindre au schisme, pour prouver leur loyauté au pouvoir. Nous prions et nous prierons pour l’Église orthodoxe ukrainienne, pour que le Seigneur instruise et affermisse notre épiscopat, notre clergé, pour qu’aucun surnom honteux et offensant, comme ceux que les radicaux collent à nos orthodoxes, les accusant d’aider les occupants, ne vienne assombrir leur âme. Rappelons-nous que nous sommes tous membres de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, de cette Église qui est à Moscou et à Kiev ; de notre Église locale, martyre et confesseur. Dieu veuille nous garder dans l’unité, malgré les pressions externes et les efforts de puissances extérieures à l’Église pour détruire l’unité spirituelle de nos peuples. Quand quelqu’un refuse de commémorer le patriarche parce qu’il a peur, il fait preuve de faiblesse. Je n’en suis pas vexé. Mais c’est dangereux pour la vie spirituelle de ceux qui s’écartent de la vérité dans les moindres choses. Aujourd’hui, ils ne commémorent pas le patriarche parce qu’ils ont peur, mais demain il peut leur être demandé quelque chose de plus grand.
Que le Seigneur préserve notre Église en Ukraine, Sa Béatitude le métropolite Onuphre, tout l’épiscopat pour lequel nous prions : nous sommes avec eux en ces jours difficiles. Nous croyons que la foi et l’Église orthodoxes ne subiront pas de dommages dans les processus politiques actuellement en cours qui, nous l’espérons, passeront bientôt. Que le Seigneur garde notre Église, qu’il affermisse notre peuple et nous aide tous, orthodoxes russe. Je le répète : quand je dis « russes », je reprends les mots de la « Chronique des temps anciens » sur « l’origine de la terre russe ». Je prie pour ceux qui vivent en Ukraine, en Biélorussie, sur la terre de notre Rus’, afin que nous soyons unis en esprit et restions unis dans la foi. Que le Seigneur nous aide, c’est ce pourquoi nous prions particulièrement aujourd’hui, jour du Triomphe de l’Orthodoxie : rester unis dans la foi, unis en esprit, se rappelant que nous avons les mêmes saints, la même tradition spirituelle, souvent les mêmes pères spirituels parmi les moines, et que nous formons un seul peuple de Dieu. La tristesse et l’affliction passeront, mais il est très important que cette tristesse et cette affliction n’affaiblissent pas notre force spirituelle intérieure. Si nous tenons bon, notre terre russe, notre Rus’ dont font aujourd’hui partie la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie, et notre Église, dont les enfants vivent dans différents pays presque sur toute la planète, seront aussi préservées. Nous croyons que Dieu sera avec nous, si nous gardons la pureté de la foi orthodoxe, nous qui faisons mémoire de ses gardiens le premier dimanche du Grand carême. Amen.