L’archevêque Jean d’Ohrid : Les autorités ne respectent pas la décision de la Cour des droits de l’homme
On compare souvent les répressions et les persécutions que subit aujourd’hui l’Église orthodoxe ukrainienne à la situation difficile des orthodoxes de Macédoine du Nord. Les autorités macédoniennes, comme celles de Kiev, encouragent les schismatiques et portent atteinte aux droits de l’Église canonique, l’Archevêché d’Ohrid de l’Église orthodoxe serbe. L’archevêque d’Ohrid Jean (Vraniškovski) a fait plusieurs séjours en prison à cause de sa position de principe. Il vient d’effectuer un séjour à Moscou, pendant lequel il a rencontré des représentants de l’Église orthodoxe russe ; il a aussi accordé une interview exclusive à RIA Novosti sur les principaux problèmes de l’orthodoxie dans le monde d’aujourd’hui.
- Monseigneur, quelle est la situation actuelle de l’Église canonique, celle du clergé et des fidèles en République de Macédoine du Nord ? Pourquoi l’Archevêché orthodoxe d’Ohrid n’est-il toujours pas officiellement enregistré ?
- Vous posez une bonne question, car certains ignorent le début de cette histoire. Après la Seconde Guerre mondiale, le pays aujourd’hui dénommé Macédoine du Nord devait faire partie de la Yougoslavie, en tant que république indépendante. Certains se sont dit que chaque république devrait avoir sa propre Église. On en est venu à penser que le pays qui s'appelait alors la République socialiste de Macédoine devait s'appuyer sur une quelconque structure ecclésiastique. Mais les faits sont là : jusqu’alors, cette république n’avait pas de tradition ecclésiale indépendante, comme c'était le cas, par exemple, des Églises serbe, bulgare ou russe. En Macédoine, il a fallu créer quelque chose de toute pièce. En 1958, la Macédoine a proclamé l’indépendance de son église, que l’Église orthodoxe serbe a reconnue comme autonome (autoadministrée dans le cadre de l’EOS, NDLR). Mais, en 1967, cette église s’est proclamée autocéphale. C’est là que les problèmes ont commencé, car ce statut n’a pas été reconnu par les autres Églises orthodoxes locales.
Ceci est, en quelque sorte, la préhistoire, mais à notre époque, au moment où la Yougoslavie a éclaté, la situation a changé. L’idée que l’Église devait être le fondement de la nouvelle république indépendante a refait surface. Certes, la Macédoine du Nord est un petit pays, mais ce n’est pas là la question. Dans l’état actuel des choses dans l’orthodoxie, il est très difficile de se représenter la reconnaissance d’une nouvelle Église autocéphale.
Ayant bien conscience de cette réalité, nous sommes parvenus à un accord, signé à Niš en 2002, par trois métropolites de la prétendue église orthodoxe de Macédoine et par trois métropolites de l’Église orthodoxe serbe. Ensuite, cet accord a été ratifié au Concile épiscopal de l’Église serbe, afin que l’Église macédonienne continue d’exister de façon autonome, au sein du Patriarcat serbe.
Mais, par la suite, sous la pression des autorités, la prétendue église orthodoxe macédonienne a rejeté l’accord. Nous y sommes restés fidèles. En 2002, j’étais hiérarque de l’église macédonienne schismatique, mais, après les accords, j’ai été reçu dans l’Église serbe et suis donc, par conséquent, le seul hiérarque revenu du schisme à l’Église serbe.
A l’époque, le patriarche Paul de Serbie, de bienheureuse mémoire, m’a nommé exarque en Macédoine. Une Assemblée de l’archevêché d’Ohrid s’est réunie peu après : c’est sous cette dénomination que l’église macédonienne figurait dans l’accord de Niš. Nous avons élu de nouveaux hiérarques, qui ont été consacrés par le patriarche serbe. En 2005, nous avons acquis une autonomie complète. Nous avions tout ce qu’il fallait pour être autonomes.
- C’est alors qu’ont commencé les répressions contre l’Église canonique en Macédoine, notamment contre votre personne ?
- C’est alors qu’a commencé notre chemin de croix. Les autorités macédoniennes n’ont pas voulu entendre parler d’une Église dépendant du Patriarcat de Serbie dans leurs frontières. J’ai vécu des moments difficiles, j’ai été inculpé à plusieurs reprises d’accusations fantaisistes. J’ai été emprisonné dix fois. La situation a fini par se normaliser : avec la venue du métropolite Hilarion de Volokolamsk, j’ai été relâché (en décembre 2014, ndlr).
Depuis, reconnaissons-le, nous n’avons plus vraiment de problèmes, mais les autorités ne veulent pas nous reconnaître en tant qu’Église. Nous nous sommes adressés à la Cour des droits de l’homme de Strasbourg, dont la résolution nous a été favorable, puisqu’elle obligeait les autorités à nous reconnaître. Cette résolution a été prise il y a quatre ans, en 2017, mais nous n’avons toujours pas été reconnus. Nous attendons.
- Vous êtes au courant de la situation difficile de l’orthodoxie canonique en Ukraine. L’intervention du Patriarcat de Constantinople a aggravé le schisme dans l’Église. On assiste à des spoliations d’églises, des fidèles sont attaqués, on menace d’adopter des lois discriminatoires. Que diriez-vous pour soutenir le clergé et les fidèles de l’Église orthodoxe ukrainienne ?
- Je serai franc. Je vis très mal les événements qui se déroulent actuellement autour de l’Église orthodoxe ukrainienne. Parce que j’ai toujours été attaché à l’unité de l’Église, même quand j’étais dans le schisme. La thèse de doctorat que j’ai soutenue à Salonique s’intitulait « L’unité de l’Église et les problèmes ecclésiologiques contemporains ». J’y réfléchissais déjà à l’époque du schisme macédonien, mais j’y réfléchis encore plus depuis les événements dont nous sommes témoins en Ukraine. Je m’étais déjà dit que nous devrions arrêter de discuter de problèmes secondaires, dans l’Église orthodoxe.
L’unité de l’Église, il faut y veiller comme à la prunelle de ses yeux. Elle est si importante qu’on ne peut s’appeler « Église » s’il n’y a pas d’unité entre nous. Dieu est un, l’Église est une. Nous n’avons pas d’autre Dieu, nous n’avons pas d’autre Église.
La situation en Ukraine est un vrai tourment. Et on ne peut pas prévoir si le même problème n’éclatera pas ailleurs. Ce n’est pas un problème de statut, de la place qu'occupe un hiérarque, c’est un problème dogmatique qui nous oblige à nous prononcer. C’est pourquoi nous prions le Seigneur de nous éclairer, de nous aider à voir au fond des choses en étudiant cette question.
Je souhaite aux orthodoxes d’Ukraine de prendre la situation actuelle comme une sorte d’épreuve. Je pense que des temps meilleurs viendront pour l’Église orthodoxe ukrainienne après cette période d’épreuves. Comme le disait saint Athanase le Grand il y a des siècles, ce n’est qu’un petit nuage, il passera bientôt.
- Les autorités de Macédoine du Nord et l’opinion publique se montrent-ils pressants, s’agissant de promouvoir l’idée d’une « autocéphalie macédonienne » ? A votre avis, le Patriarcat de Constantinople risque-t-il de reconnaître l’église orthodoxe macédonienne non canonique, de la même façon que le Phanar a reconnu « l’église orthodoxe d’Ukraine » ?
- Je vous dirai franchement que lorsque ces événements ont commencé en Ukraine, je n’imaginais pas que cela finirait ainsi. Quand on m’a demandé si, à mon avis, le Patriarcat œcuménique et les autres Églises orthodoxes reconnaîtraient la nouvelle « église d’Ukraine autocéphale », j’ai répondu par la négative. Maintenant que cette église existe, je ne donne plus mon avis, j’ignore comment les événements évolueront par la suite.
En tous cas, le premier ministre et le président de Macédoine du Nord ont envoyé des lettres au Patriarcat de Constantinople, lui demandant de reconnaître la prétendue « église orthodoxe macédonienne ». Je me demande comment il pourrait la reconnaître ? De la même façon qu’il a reconnu la soi-disant église autocéphale d’Ukraine ?
Dans leurs lettres, le président et le premier ministre mentionnent le droit d’appel au patriarche de Constantinople, et ils le prient d’user de son droit pour reconnaître « l’église macédonienne ». Cependant, il reste à savoir si les autres Églises orthodoxes reconnaîtront que le patriarche de Constantinople possède bien ce droit, tant en général que dans ce cas concret.
J’ai récemment fini de rédiger un livre qui n’est pas encore paru, mais qui, je pense, sera publié en mai. J’y pose la question suivante : ce droit de faire appel au patriarche de Constantinople concerne-t-il toutes les organisations existantes ? N’importe qui peut-il s’adresser au patriarche œcuménique ? Je ne sais pas ce qui sortira de cette requête du gouvernement macédonien. Mais je sais que si le patriarche œcuménique prend une décision arbitraire, des obstacles apparaîtront dans l’Église.
- Que pensez-vous de l’activité du patriarche Bartholomée et des prétentions croissantes du patriarche de Constantinople à la primauté dans le monde orthodoxe, à la position de « premier sans égaux », rappelant la position du pape de Rome dans l’Église catholique ?
- J’ai récemment pris connaissance d’un texte de Mgr Elpidophore, actuel archevêque d’Amérique, ancien métropolite de Proussa (l’article a été publié il y a près de trois ans, NDLR) : « Premier sans égaux ». Après l’avoir étudié, j’ai compris qu’il s’agissait en fait d’une critique du document du Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe de 2013, qui établit une distinction entre trois niveaux de primauté dans l’Église : la primauté au niveau du diocèse, la primauté au niveau de l’Église locale, la primauté au niveau de l’Église universelle.
Dans le document de l’Église russe, dont je partage l’opinion, il est dit que le principe de primauté n’a de base dogmatique qu’au premier niveau, le niveau diocésain. Chaque évêque, chef du diocèse, est l’image du Christ, et le principe « premier sans égaux » fonctionne précisément à ce niveau.
En ce qui concerne le second et le troisième niveaux (c’est-à-dire dans le contexte d’une Église locale et dans le contexte de l’Église universelle, NDLR), la question de la primauté relève de l’organisation, du fonctionnement : le principe « premier sans égaux » ne s’y exerce pas. Le métropolite Elpidophore propose une autre interprétation de la primauté quant aux niveaux local et universel.
Cependant, aujourd’hui, le patriarche œcuménique n’est pas élu par l’ensemble de l’Église orthodoxe, mais uniquement par le Synode du Patriarcat de Constantinople. Pour cette raison, il ne peut être « premier sans égaux », il n’est que le premier, tel que nous le reconnaissons tous : premier entre égaux.
Dans mon livre, j’étudie cette question en détail et je souligne que je n’aimerais pas refaire toute l’argumentation historique de la primauté, ni analyser tous les documents, mais je dis que des points de vue ecclésiologique et dogmatique, le patriarche Bartholomée n’a pas de droit à la primauté dans l’Église universelle. D’autant plus de la façon dont il l’exerce.