Interview du Primat de l’Église orthodoxe russe aux journalistes japonais
Le 4 septembre 2012, à la veille de sa visite primatiale au Japon, le Patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie a répondu aux questions des correspondants des grands médias japonais reçus à la résidence patriarcale et synodale du monastère Saint-Daniel.
Compagnie de télévision NHK :
- Cette année, nous célébrons le 100e anniversaire de la mort de saint Nicolas du Japon. Quels sont les enjeux de la visite de Votre Sainteté au Japon ? Quelle appréciation donnerait Votre Sainteté de la vie de saint Nicolas du Japon ? Pensez-vous que sa vie contienne des éléments de modernité et si oui, quel est leur sens pour aujourd’hui ? Aucun traité de paix n’a à ce jour été signé, malheureusement, entre la Russie et le Japon. Par ailleurs, le président V. Poutine espère beaucoup des relations russo-japonaises. Sainteté, quelles sont, selon vous, les perspectives de développement des relations russo-japonaises ?
- Je commencerais par la fin et dirais qu’à mon avis nos perspectives de relations bilatérales sont excellentes. Nous sommes voisins, nous vivons les uns à côté des autres, beaucoup de choses nous lient, et l’Église orthodoxe est l’un de ces liens. Saint Nicolas est arrivé à Hokkaido il y a 150 ans, et c’est là qu’a commencé la magnifique mission qui a conduit à la création de l’Église orthodoxe japonaise.
J’aimerais souligner qu’à cette époque les relations entre le Japon et la Russie étaient très compliquées. L’archevêque Nicolas a traversé les dures années de la guerre russo-japonaise. Il semblait qu’il ne pouvait rien arriver de pire : les deux pays étaient en état de guerre. Et ce n’était pas une guerre sur le papier : on se tirait dessus. L’archevêque Nicolas, qui vivait au Japon, partageait la vie du peuple japonais. Personne ne voyait en lui un représentant d’un état ennemi. Il était réellement un ambassadeur, pas un simple émissaire de paix, mais un ambassadeur qui montrait respect et amour envers le peuple japonais malgré le contexte politique difficile et même dangereux.
Cela montre que les liens religieux entre les deux peuples ont un grand potentiel. Les hommes politiques œuvrent suivant les principes du pragmatisme politique. Les économistes, les hommes d’affaires sont mûs par les concepts de bénéfice, de plus-value. Les liens spirituels et culturels concernent les cœurs. Ces liens se mettent en place au niveau du cœur humain, c’est pourquoi on peut parvenir à une véritable réconciliation entre des peuples avec la participation active de la religion.
J’accorde une grande importance à ma visite. D’abord parce qu’elle me permettra de prier avec les orthodoxes japonais, de me souvenir d’un grand homme, d’un saint qui a consacré toute sa vie au Japon, qui s’est identifié au peuple japonais, qui a porté au peuple japonais la foi orthodoxe.
Par ailleurs, cette visite me permettra de visiter les lieux où vécut saint Nicolas et qui nous intéressent, nous en Russie. Mon voyage commencera par Hakodaté. J’arriverai à Hokkaido et referai le chemin de l’archevêque Nicolas.
J’ai l’intention de me rendre à Sendai, là où le peuple japonais a subi de plein fouet la violence des eaux. Vous savez que plusieurs églises orthodoxes ont été détruites. Sendai est le centre du diocèse oriental-japonais de l’Église orthodoxe au Japon et j’aimerais redire mon soutien au peuple japonais, prier avec les gens, commémorer les victimes, soutenir ceux qui ont perdu des parents et des proches.
Je présume que j’aurai des rencontres avec les représentants des autorités à Hokkaido et à Sendai. J’attends également de rencontrer Sa Majesté l’Empereur du Japon. En 2000, mon prédécesseur avait rencontré l’Empereur du Japon, et cette rencontre avait suscité une réaction très positive dans le monde entier, particulièrement en Russie. J’aimerais rencontrer cet homme remarquable qui apporte une si grande contribution à l’instauration de relations amicales entre les peuples.
- En Russie comme au Japon, l’Église est séparée de l’état suivant la Constitution. En même temps, l’Église orthodoxe russe influence visiblement fortement la politique du président V. Poutine. L’Église, dans l’Empire russe, était religion d’état. Ensuite, du temps de l’URSS, elle a été persécutée par le régime athéiste. Forte d’une histoire aussi complexe, comment l’Église orthodoxe russe définit-elle actuellement ses rapports avec l’état ? En quoi, suivant l’Église, consiste la responsabilité politique et sociale de l’Église en tant que principale communauté religieuse en Russie ?
- L’histoire de l’Église orthodoxe russe est particulièrement dramatique. Avant la révolution, sous l’Empire, elle était incluse – indépendamment de sa volonté, pratiquement par la contrainte – à l’appareil étatique dont elle faisait partie. L’empereur était le chef de l’Église, toutes les décisions prises au nom de l’Église l’étaient en fait par les autorités civiles. Le statut de l’Église comme Église d’état, avec la participation active de l’état dans la direction de l’Église, lui a fait le plus grand tort. D’une certaine façon, le fait même de la révolution peut être rattaché au fait que l’Église n’avait pas, à l’époque, la possibilité de s’adresser librement à son peuple, y compris de dire la vérité sur la situation politique et économique, d’adresser au peuple une parole de réconciliation et de soutien : c’était interdit. Le tsar parlait au nom de l’Église.
Après la révolution, l’Église a été pratiquement anéantie. Des dizaines de milliers de prêtres, d’évêques, de moines, de moniales, des centaines de milliers de fidèles ont subi des répressions, et ensuite, pour la plupart, été fusillés. Leur seule faute était de ne pas correspondre aux normes idéologiques mises en place par l’état. Ils étaient considérés comme des ennemis idéologiques du régime. Aucune autre communauté religieuse du monde n’a autant souffert. Il s’agit pratiquement d’un génocide, de l’élimination des orthodoxes en Russie, dans l’ex-Union Soviétique.
Lorsque la Russie, de même que l’Ukraine, la Biélorussie et d’autres pays sont devenus des états libres, nous avons compris qu’était venu le temps où nous pouvions mettre en place un modèle convenable de relations entre l’Église et l’état. Nous avons clairement perçu que l’Église ne devait être imbriquée dans l’état, qu’il ne devait pas y avoir étatisation de l’Église, car la perte de la liberté dans la prise de décisions revient pour l’Église à diminuer ses moyens d’influence sur la société. Nous avons élaboré les principes de relations entre l’Église et l’état qui supposent leur autonomie, leur non-ingérence mutuelle dans les affaires des uns et des autres. En tant qu’Église, nous sommes libres de parler en notre nom, indépendamment de la position de l’état. Nos opinions se rejoignent sur un grand nombre de points, mais il y a des questions où elles ne coïncident pas tout à fait et d’autres sur lesquelles nous sommes en opposition. C’est ainsi que j’ai demandé il y a quelques temps que l’on introduise à la législation un certain nombre de positions concernant la défense de la famille, de l’enfance, concernant les avortements. Mes demandes n’ont pas été totalement entendues. C’est pourquoi lorsque l’on dit qu’en Russie l’Église est étroitement liée à l’état, ce n’est pas vrai, cela n’existe pas.
Quelle est la situation ? Nous collaborons sur certains problèmes tant au niveau fédéral qu’au niveau local. Nous collaborons dans la restauration des monuments culturels, dans l’éducation morale de la génération montante, nous collaborons dans le domaine de la culture. Notre collaboration dans le domaine social est particulièrement importante en ce moment. Nous collaborons également sur le plan du travail avec la jeunesse, c’est-à-dire dans les domaines où l’Église croit possible de collaborer.
Nous n’avons pas pour objectif d’influencer la politique des hommes d’état. Mais nous nous adressons au peuple, y compris aux autorités, nous leur adressons notre parole. Nous portons à notre peuple certaines valeurs, en premier lieu, naturellement, des valeurs morales, et nous insistons sur le fait que le principe moral doit être à la base de toute politique. La politique sans base morale ne profite ni à ceux qui mettent en place cette politique, ni à ceux qui sont l’objet de cette politique. C’est pourquoi, lorsqu’on parle de l’influence de l’Église sur la vie politique, c’est d’influence morale et non politique qu’il s’agit.
Il y a eu une époque, après la chute de l’Union Soviétique, où l’on nous conseillait vivement d’entrer en politique. La société cherchait alors une alternative au parti communiste. Il n’y avait rien pour le remplacer car il n’y avait pas d’autres partis. On s’est adressé à l’Église pour lui demander d’entrer en politique, d’envoyer des représentants au parlement ; on nous proposait même de choisir un candidat au poste de Président. Nous avons décliné toutes ces propositions, malgré les critiques de ceux qui disaient qu’à une heure difficile de l’histoire nous abandonnions notre peuple en rejetant toute responsabilité politique. Nous répondions que nous ne pouvions pas, que nos convictions nous interdisaient d’accepter des responsabilités politiques.
L’Église n’est pas un organisme politique. D’un autre côté, en exerçant une influence morale sur les rapports publics et personnels, l’Église influence indirectement la politique. Je pense qu’elle influence aussi la vie sociale. D’une certaine façon, elle influence aussi la manière de mener les affaires. Il y a des règles morales élaborées par l’Église que nous prêchons activement, parce que nous estimons que les affaires doivent aussi être fondées sur des principes moraux : il est intolérable de multiplier le mensonge, de commettre des crimes en menant une activité économique. En d’autres termes, l’Église est concernée par toutes les sphères d’activité publique, mais elle n’est pas concernée de façon pragmatique. Elle ne se fixe pas pour but d’obtenir certains privilèges, d’élargir son influence, elle aspire à porter aux gens la parole de la vérité chrétienne en se fondant sur l’Évangile. Telle est notre position.
Nos détracteurs colportent souvent des histoire, des histoires qui se répandent dans le monde entier car les clichés se répandent très facilement. Les clichés n’exigent pas d’effort intellectuel. On vous propose un cliché : l’Église en Russie est imbriquée dans l’état. Et les gens s’en vont répétant : « Vous savez, en Russie l’Église est imbriquée dans l’état ». Ou encore : « L’Église influence Poutine ». Donc c’est vrai, l’Église influence Poutine. En fait, peut-être l’Église a-t-elle une influence sur sa personne d’un point de vue chrétien, je n’en sais rien, je n’ai jamais mesuré le niveau de cette influence. D’autant que nous voulons influencer tout le monde, les hommes politiques comme les gens simples pour que le principe moral qu’enseigne l’Église soit intégré dans la conscience de notre peuple.
- Dans les sociétés post-industrielles, l’informatisation entraîne une uniformisation de la société. Les réseaux sociaux se répandent sur internet, les citoyens aspirent à devenir eux-mêmes source d’information. D’un autre côté, dans la société informationnelle globale, l’Amérique, utilisant sa puissance informatique, tente d’élargir son influence au monde entier. Les systèmes de valeur traditionnels sont confrontés à une nouvelle épreuve appelée « montée d’une société de l’informatisation ». Ils sont confrontés à la relativité des systèmes de valeur, tandis que la frontière entre le bien et le mal s’estompe. Comment l’Église orthodoxe russe entend-elle résister à la montée d’une société post-industrielle informationnelle ? En quoi consisteront les valeurs nationales russes dans une société de l’informatisation et pourront-elles survivre ?
- Si l’on parle de ce qui se passe dans l’espace informationnel, il faut souligner le danger principal pour la personne humaine que consiste la perte de la capacité à distinguer le bien du mal. Ce qui se produit actuellement ne nous est pas tombé dessus ces dernières années. C’est un développement de société préparé depuis au moins 200-300 ans. Au XX siècle s’est imposée une notion que les philosophes ont appelée le post-modernisme. Le post-modernisme, c’est le rejet de la vérité objective. Le post-modernisme rejette la responsabilité sur la personne. C’est la personne qui est le principe et la fin dans l’élaboration des critères de distinction du bien et du mal. L’homme, et personne d’autre, détermine ce qui est bien et ce qui est mal. Chacun a sa propre définition du bien et du mal. Il n’y a pas de notion objective du bien, et il n’y a donc pas de notion objective de morale.
Quelles sont les conséquences de cette approche ? Les rapports traditionnels, dans la famille, par exemple, sont remis en question. Les gens tolèrent aujourd’hui parfaitement le divorce, qui est considéré comme tout à fait normal. On fait la propagande des relations homosexuelles mises sur le même plan que les relations familiales traditionnelles. D’une façon générale, la notion de pureté morale, d’honnêteté morale est perdue. La fameuse révolution des années 60 a été particulièrement nocive : nous voyons aujourd’hui les résultats de cette « révolution » dans la conscience de la jeune génération.
Nous assistons à la tragédie de l’anéantissement des principes moraux d’existence de la société. La société unit encore aujourd’hui les gens, mais uniquement sur la base de la loi. Un type de comportement est autorisé par la loi, un autre est interdit. Mais on sait parfaitement que les gens ne connaissent pas les lois : ils vivent suivant leur conscience, d’après leurs convictions. Et si l’homme a la conviction que tout lui est permis, qu’il détermine lui-même ce qui est bien et ce qui est mal, nous en venons à ce que l’on pourrait appeler une atomisation de la société : un très grand niveau d’isolement des gens. Il n’y a pas de plate-forme commune, de plate-forme morale.
En voici un exemple. Votre pays, comme le nôtre, a vécu la guerre. Lorsqu’il faut défendre la Patrie, qu’est ce qui oblige les gens à prendre les armes en main et à aller de l’avant pour se sacrifier ? La loi ? Pas du tout. C’est un sentiment moral. Tu défends ta maison, tu défends ton peuple, tu défends tes proches. Dans les situations extrêmes, l’état moral de la société est décisif.
Permettez-moi de prendre également l’exemple de la tragédie du raz-de-marée au Japon. Nous admirons la réaction du peuple japonais à cette catastrophe : il a démontré un haut niveau de solidarité, de soutien mutuel. Ce ne sont pas les lois qui ont déterminé le comportement des gens dans ce cas précis, mais leur conscience : « c’est comme cela qu’il faut agir ! ». Ce à quoi nous sommes aujourd’hui confrontés dans l’espace informationnel détruit la notion de conscience, car chaque a sa conscience, chacun vit comme il l’entend. Pourtant, la société est condammée si elle détruit la base morale de sa propre existence.
C’est pourquoi nous ne voulons pas sortir et ne sortirons pas de l’espace informationnel. Nous avons conscience d’être minoritaires, d’être la partie faible de cet espace informationnel, de ne pas disposer des mêmes moyens financiers que ceux qui proposent un autre mode de pensée et un autre mode de vie. Mais nous sommes profondément convaincus de ce que l’Église doit insister sur la nécessité d’un critère absolu de distinction du bien et du mal découlant de la tradition morale.
En définitive, le thème de la moralité est impensable, à mes yeux, sans le thème de Dieu. Je vous dirai pourquoi. On veut nous persuader que la moralité dépend de l’évolution de l’espèce, du développement de la société humaine. Alors pourquoi le meurtre est-il un crime aussi bien au Japon qu’en Russie ou en Afrique ? Pourquoi la tromperie est-elle partout un crime ? Pourquoi le mensonge est-il un crime, indépendamment du contexte historique et culturel ? Tous ces actes sont des crimes car ces différents péchés contredisent la loi morale humaine. Et par conséquent il existe un critère de moralité absolu qui fonctionne partout, dans tous les peuples et à toutes les époques.
Ainsi donc, la tâche de l’Église, et pas seulement de l’Église, la tâche de la culture, de tous les gens qui ont conscience du danger de la situation est donc de contribuer à la préservation des critères absolus de différenciation du bien et du mal, c’est-à-dire à la préservation du principe moral dans la vie des gens.
Je ne vois pas d’autre tâche aussi importante. Je ne peux comparer cette tâche à aucune autre, ni avec la politique, ni avec l’économie, ni avec les découvertes scientifiques. De la réponse à cette question dépend l’avenir de l’humanité. Car si le mal est considéré comme un bien, le mal détruira la personne humaine, la société humaine, la civilisation humaine. Aujourd’hui, confrontés à l’espace informationnel contemporain, nous voyons ce danger. J’en suis profondément convaincu : le temps est venu d’intensifier la collaboration de ceux qui ont conscience de ces dangers et sont prêts à lutter pour la vie de la famille humaine. Lorsque je voyage à l’étranger ou en Russie, je recherche des gens comme cela. C’est bien facile de les trouver, d’ailleurs, car ils sont majoritaires : au Japon, en Russie, en Afrique, en Amérique, ils sont majoritaires. Si la majorité des gens avaient perdu leur conscience et tout principe moral, le monde n’existerait déjà plus. C’est pourquoi j’appelle à la solidarité tous ceux qui comprennent l’importance de la préservation du principe moral dans la vie de la société humaine.
L’agence d’information « Kiodo Tsusine »
- Votre voyage à Sendaï, qui a souffert pendant le Grand tremblement de terre Oriental-japonais de l’an dernier a été planifié comme un évènement de grande importance. Nous aimerions cependant savoir quel sera le message du Patriarche de Moscou et de toute la Russie non seulement aux habitants de la préfecture de Miagui, mais à toutes les Japonais victimes du tremblement de terre.
- Cette tragédie, me semble-t-il, a étonnamment touché les Russes. Beaucoup l’ont vécue comme une tragédie personnelle, bien que les victimes aient été à des milliers de kilomètres. Notre Église avait décidé d’organiser une collecte en faveur des victimes. Nous n’avons pas voulu nous adresser aux corporations industrielles, ni aux banques, mais directement aux gens ordinaires, dont beaucoup ont un niveau de vie très bas, leur demandant de donner quelque chose, ce qu’ils pouvaient à nos frères et sœurs japonais.
Nous avons recueilli la somme d’un million et demi de dollars américains. Peut-être pas une très forte somme, mais c’est, comme on dit, la pièce de la veuve. L’Évangile donne cet exemple : une femme a donné à Dieu une vraie misère, mais c’était tout ce qu’elle avait. Nos concitoyens n’ont naturellement pas donné tout ce qu’ils avaient, mais ils ont tiré de leurs maigres revenus ce qu’ils pouvaient donner pour le Japon. Et lorsque quelqu’un fait du bien à une autre personne, cette personne ne s’efface plus de sa mémoire. C’est vous qui lui avez fait du bien, et pas lui qui vous en a fait, mais vous ne pouvez pas l’oublier, il vous reste proche. C’est pourquoi cette action a certainement rapproché les Russes des Japonais, et par la compassion aux souffrances du peuple japonais, nous sommes devenus plus proches les uns des autres.
Dès le début de ces évènements, j’ai lancé un appel à nos concitoyens, exprimant mes condoléances au peuple japonais. En observant comment vous vous êtes battus contre les éléments, beaucoup en Russie ont pu se convaincre que le peuple japonais savait faire face au malheur dans la solidarité, savait ce qu’était le soutien mutuel, était capable de réagir avec discipline, et cela a été une bonne leçon pour beaucoup dans le monde.
C’est pourquoi l’image du Japon, l’image morale de votre peuple est apparue dans ces épreuves à de très nombreuses personnes de notre planète, y compris aux Russes, ce dont je peux témoigner en toute conviction.
- La récente visite du Patriarche de Moscou et de toute la Russie en Pologne a été perçue comme un nouveau pas vers la réconciliation entre l’Orthodoxie et le catholicisme. Quelle sera l’importance de la réconciliation de l’Orthodoxie et du catholicisme pour le monde religieux dans son ensemble ?
- Ce qui s’est passé en Pologne a naturellement quelque chose à voir avec les contacts entre orthodoxes et catholiques, mais il s’agit avant tout d’un message commun des Églises orthodoxe et catholique aux peuples de Pologne et de Russie. Vous savez sans doute qu’il n’y a pas en Europe deux autres pays dont l’état actuel des relations soit si fortement déterminé par le passé. Ce qui a eu lieu dans l’histoire entre la Russie et la Pologne, et il s’est produit beaucoup d’évènements tragiques, continue à influencer l’état des personnes, leur conscience, leurs rapports. Et chacun des deux protagonistes tente d’établir une sorte de bilan et de dire que le bénéfice est à son profit : « Nous avons plus souffert que le voisin, nous avons été plus justes que le voisin ». On entend cela aussi bien en Pologne qu’en Russie. Dans la mesure où le passé a tant influé et influe tant la conscience de nos contemporains, nous avons pensé que quelqu’un devait faire le premier pas vers une véritable réconciliation, et que ce serait plus facile de faire ensemble ce pas à la rencontre l’un de l’autre.
Nous nous sommes entendus avec les représentants de l’Église catholique pour faire ce pas, pour tenter de nous dire l’un à l’autre « pardon ». C’est très difficile. Si les gens sont convaincus de posséder la vérité historique, se dire « pardon » devient très difficile. En tous cas, aucun homme politique, aucune corporation d’hommes d’affaires, personne du monde de la culture n’a pu entreprendre ce geste pour donner aux gens la possibilité de se pardonner mutuellement.
Nos deux Églises, l’Église catholique de Pologne et l’Église orthodoxe russe ont commencé à dialoguer il y a trois ans. Nous avons mis trois ans à élaborer ce document. Le travail a été difficile, mais très noble, il a créé une excellente atmosphère. Nous avons rédigé un texte dont le sens est le suivant : que les historiens s’occupent de l’histoire sans que les blessures du passé continuent à saigner aujourd’hui. Nous devons bâtir de nouvelles relations sur la base du pardon mutuel, nous pardonner l’un à l’autre. Sans doute personne, hormis les Églises, ne pouvait lancer un tel appel à la réconciliation car l’Église catholique de Pologne est l’Église de la majorité, comme l’Église orthodoxe russe est l’Église de la majorité. Ce message concerne avant tout l’avenir de nos peuples. Nous aimerions beaucoup que sur la base de ce message de réconciliation les relations politiques, économiques et culturelles changent, que s’ouvre une nouvelle ère dans les relations entre deux pays voisins et deux peuples qui vivent l’un près de l’autre depuis un millénaire.
Qant aux relations avec l’Église catholique, nos positions se ressemblent beaucoup aujourd’hui, en particulier sur les questions qui inquiètent les gens comme la famille, le mariage, la naissance des enfants, la bioéthique, la défense des valeurs chrétiennes en Europe. Malheureusement, les chrétiens sont persécutés, ils sont une minorité pourchassée. Une nouvelle notion appelée christianophobie est apparue. La vie religieuse des chrétiens est tenue à l’écart de la vie publique. Ceci se produit en Europe et dans d’autres pays et nous nous battons aujourd’hui ensemble pour défendre la nécessité de préserver les valeurs chrétiennes dans la vie de la société européenne, et pas seulement européenne, ainsi que dans la culture contemporaine. Nous avons beaucoup en commun et nous développons ce que nous avons en commun dans le dialogue. Je n’exclue pas de rencontrer un jour le Pape, mais nous avons encore beaucoup de chemin à faire avant que cette rencontre devienne possible.
Journal national « Iomiouri » :
- Sainteté, permettez-nous de vous poser la question suivante. La Russie est en plein développement économique, elle s’affirme politiquement et élargit son influence dans le monde tandis que grandit son importance culturelle. Quel rôle joue l’Église orthodoxe russe dans ce processus ? A quel point collabore-t-elle activement avec les Églises orthodoxes d’autres pays, par exemple de Grèce ou de Serbie ? Aide-t-elle à la restauration des églises ou à relever les sanctuaires de ces pays ?
- L’Église russe rassemble les fidèles orthodoxes de la Fédération de Russie, d’Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie, des Pays Baltes, soit d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie, du Kazakhstan et des républiques asiatiques de l’ex-URSS. Par ailleurs, nous avons une très grande diaspora, on avance différents chiffres, mais ce sont plusieurs millions de personnes dispersées dans le monde entier. Nous avons la responsabilité pastorale de toutes ces personnes.
Concernant la diaspora, nous construisons des églises, nous ouvrons des écoles, nous participons avec l’état au travail culturel en aidant les gens à apprendre le russe. Dans beaucoup de pays nous aidons nos gens à s’intégrer dans la société où ils vivent. Notre approche est la suivante : nous sommes contre l’assimilation, nous sommes contre le fait que les Russes qui vivent en Amérique, en Allemagne ou ailleurs cessent d’être des Russes. Nous voulons qu’ils restent Russes, porteurs de la langue russe, orthodoxes. Mais nous sommes pour le fait qu’ils soient aptes à travailler et à vivre dans leurs nouvelles sociétés, qu’ils en connaissent les lois et soient prêts à les observer, qu’ils trouvent du travail et travaillent chacun selon sa spécialité. Il arrive souvent qu’un médecin à l’étranger ne puisse pas travailler en tant que médecin, de même que beaucoup d’autres spécialistes, qui ne sont pas considérés comme suffisamment qualifiés par les sociétés locales. En d’autres termes, nous nous efforçons de veiller sur nos gens de la diaspora.
Nous ne relions pas directement ce travail avec le renforcement du rôle et de l’importance de la Fédération de Russie dans les relations internationales parce que notre travail, encore une fois, n’est pas politique. Nous nous préoccupons des âmes humaines, des consciences humaines, de la culture. Nous le faisions même aux temps difficiles de l’Union soviétique. Nous continuons à le faire dans les conditions de liberté, peut-être plus efficacement et à plus grande envergure.
Quant aux relations avec les autres Églises orthodoxes, elles ont toujours existé. Même pendant la Seconde guerre mondiale nous avons maintenu nos relations avec les orthodoxes d’Orient. Dès la fin de la guerre, le patriarche Alexis I, mon prédécesseur, a rendu visite aux Patriarcats du Proche-Orient. Nous avons toujours agi de concert avec les Églises orthodoxes locales, y compris durant la période soviétique, et nous poursuivons ce travail maintenant. Et lorsqu’il se produit un malheur quelque part, nous nous efforçons de venir en aide.
Actuellement, l’Église serbe souffre beaucoup, particulièrement au Kosovo, de la destruction des monuments chrétiens, des églises, des monastères. Les Serbes vivent dans un environnement hostile, ils risquent souvent leur vie. C’est pourquoi nous aspirons à les soutenir, nous collectons des fonds pour la restauration des monuments, pour la construction d’un séminaire au Kosovo, pour différents projets sociaux, comme le projet dit « Cantine populaire » afin de nourrir les gens qui en ont besoin. Nous continuerons à l’avenir, car nous sommes solidaires des orthodoxes qui traversent des difficultés, même s’ils sont loin de la Russie.
J’aimerais dire la même chose de la Grèce. La Grèce est un pays européen naguère encore prospère. Elle traverse aujourd’hui une crise extrêmement grave. Bien qu’il y ait des gens riches en Grèce, et des gens à revenus moyens, beaucoup sont devenus pauvres. L’Église orthodoxe grecque nourrit ces pauvres, les gens qui n’ont plus de toit, qui ont tout perdu. Nous récoltons des fonds pour soutenir l’Église grecque dans son aide aux malheureux.
- On parle souvent ces derniers temps dans les médias de cléricalisation de l’état. Que pensez-vous de cette expression ? A votre avis, jusqu’où doit aller l’influence mutuelle de l’Église et des autorités étatiques en Russie ?
- Je me suis déjà exprimé sur ce thème, j’ai parlé d’ « imbrication », mais j’aimerais ajouter que la cléricalisation de la société russe est un mythe qui ne repose sur rien. Il n’y a pas de fait. Si vous lisez dans la presse russe les termes « cléricalisation » ou « imbrication », personne ne vous donnera jamais aucun exemple de cette imbrication ou de cette cléricalisation. La cléricalisation, au sens strict du terme, c’est l’influence politique du clergé sur la situation d’un pays, c’est le pouvoir du clergé. Il n’y a pas d’exemple de semblable influence politique du Patriarche, des évêques ou du clergé sur le pouvoir.
Voici ce que nous avons. L’Église orthodoxe, ces vingt dernières années, a eu un certain succès dans sa mission. Nous sommes partis d’une situation où la majorité des gens venaient de l’athéisme de l’Union soviétique, ils ne croyaient pas en Dieu. Le pourcentage de croyants était très faible. En vingt ans, la situation a radicalement changé. Aujourd’hui, jusqu’à 80% de la population russe a reçu le baptême, 65% de citoyens parlent de leurs liens avec l’Église, plus de 40% vont à l’église au moins une ou deux fois par an. Le nombre de croyants allant à l’église toutes les semaines est en augmentation. Au lieu des personnes âgées qui étaient largement majoritaires il y a encore 15-20 ans, nous avons aujourd’hui de nombreux jeunes et des gens d’âge moyen. Parmi eux, des représentants des autorités, des ministres, des généraux, des gens exerçant des professions importantes. Et je vous pose la question : est-ce que c’est mal ? Ils sont devenus orthodoxes, ils sont revenus à la foi de leurs pères. Et si un ministre, ou même un président ou un premier ministre vient à l’église en tant qu’orthodoxe, est-ce une manifestation de cléricalisation ? Cela veut dire avant tout qu’il est croyant. Si le clergé a la possibilité de discuter avec ces gens de certains problèmes concernant leur vie tout en restant sur leurs positions, est-ce vraiment un exemple de cléricalisation ?
Parfois, lorsqu’on veut donner un exemple de cléricalisation on nous dit : « Vous vous introduisez dans l’armée, vous rencontrez les militaires ». C’est la même chose dans de nombreux pays. Aux États-Unis, les prêtres participent aux opérations militaires, ils n’ont pas les armes à la main, ils encouragent l’armée. Aujourd’hui, des chapelains servent en Afghanistan, dans d’autres pays, aux États-Unis mêmes. Même chose dans les pays d’Europe. En ce qui concerne l’Église russe, il n’y a toujours pas d’aumôniers dans l’armée russe. Nous n’arrivons même pas à débloquer ce dossier et on nous accuse de faire de la cléricalisation.
Il en va de même partout. Il se produit une substitution de notions : la mission de l’Église orthodoxe russe rencontre un certain succès dont la société devrait se réjouir en disant : « c’est incroyable ce que vous avez fait en vingt ans », au lieu de quoi on nous accuse de cléricalisation. Il ne s’agit pas de cléricalisation, mais du renforcement de l’influence spirituelle sur la vie de notre peuple et de la société. Ce qui est justement notre tâche ! Nous sommes tenus de la mener à bien. Et je vous demande instamment de dissiper ce mythe, au moins au Japon.